Les plus grands moments de la vie d'un auteur de théâtre, en ce qui me concerne du moins, ne sont pas les soirs de premières où le texte est donné au public.
Un soir de première, l'auteur a cessé d'exister depuis longtemps. Soixante-dix personnes sont passées après lui. D'autres créateurs, metteurs en scène, concepteurs, assistants, ouvriers, couturiers, accessoiristes, spécialistes du maquillage, des coiffures, des administrateurs, des attachés de presse et j'en passe, ont tour à tour bâti l'édifice commencé des mois, parfois des années auparavant, à partir d'un trou noir.
Les plus grands moments de mon existence d'auteur ne sont pas non plus ceux de la solitude dans ce trou. À vrai dire, la période d'excavation avant que ne débute la construction fait partie de la logique interne du travail: aucun sentiment de bonheur ou de malheur ne s'y rattache. Sans électricité on ne voit rien, sans tuyauterie rien ne circule, tout est à imaginer, à commencer par le ratage. Il advient presque toujours.
Il y a cependant cette période bénie où la conception d'un texte peut se faire en compagnie des êtres qui seront appelés à le faire vivre. Dans notre langage, on parle de "résidence", ou de work in progress; un lieu et un temps où la solitude d'un auteur, sans que sa nécessité ne soit jamais compromise, trouvera une résonance immédiate, où ses mots trouveront des voix, où ses idées recevront des corps, d'autres idées, des réactions, des chemins. C'est une sorte de passage du rêve endormi au réveil, avec ceci de particulier qu'on peut le faire aller-retour, autant de fois qu'on veut, ce que la vie, une fois qu'on est réveillé, ne permet pas.
On peut écrire comme ça vient, sans égard au produit final. Nous pouvons errer, revenir sur nos pas, tous autant que nous sommes: nous jouissons d'une conscience à l'effet que personne d'autre ne peut nous voir ou nous entendre.
Janvier 1998, dehors c'est le verglas, pas d'électricité, pas d'ordi, j'écris à la main des monologues pour des actrices. Denis Marleau le metteur en scène avec qui je travaille depuis trois ans en a réuni six. Il y a Andrée Lachapelle, Christiane Pasquier, Louise Portal, Ginette Morin, Marie Tifo et Louise Laprade.
Voilà pour le point de départ. Réunir six femmes, pour notre plaisir d'être ensemble autour d'une grande table. Au milieu, des textes. Il n'y a pas de point d'arrivée. S'il y en a un, il nous est étranger à tous.
Les textes sont, au sens propre, un véritable fouillis. Nous sommes partis d'une image colorée: un perroquet. Quel animal fabuleux: il répète ! En plus il est beau, sa constitution, cerveau et regard sophistiqués, obéit aux lois du délire. C'est une intelligence aussi structurée qu'un réseau où se comprend l'absurde.
De fait, je me lance dans un labyrinthe de structures. À défaut de contenu, on crée des formes. Les gens pensent en général qu'une création littéraire naît d'un propos vital, philosophique ou intellectuel. Moi, je suis toujours zéro contenu quand je commence. Il me faut des objets à assembler, des morceaux, des échantillons de couleur, des tubes, n'importe quoi qu'on peut bouger dans un champ que le regard peut englober.
Dehors c'est le verglas et sans électricité les usines de filtration d'eau ne fonctionnent plus. Les gens commencent à craindre que les dépanneurs manquent d'eau en bouteille.
En Montérégie, les forces armées viennent en aide à la population.
Les plus grandes terreurs humaines se rencontrent: parmi les voisins, il y en a un qui prédit que les ponts de l'île de Montréal vont s'effondrer sous le poids des glaces. La dame qui habite en haut de chez moi pleure car elle n'a jamais vécu quatre jours d'affilée sans électroménagers. Cela sème en elle une angoisse qui l'amène à parler de la mort. Mais la pire douleur est celle d'une femme très riche en banlieue, ma belle-mère, qui voit ses érables centenaires détruits. Cela crée un désordre affectif grave dans mon couple.
Ma terreur personnelle, celle de ne pouvoir produire que des textes sans contenu pour mes six actrices, ne se compare à aucune dans la société - ni les riches ni les pauvres ne pourraient y adhérer. Il n'y a que le metteur en scène et ces actrices qui accueillent mon verglas personnel avec sourire et compassion.
Le fils d'une de mes amies est mathématicien à l'université Harvard. Il est venu passer les fêtes avec sa mère. J'ai pu voir de mes yeux ce phénomène de la nature. Il a dix-huit ans, il ne communique avec personne et la seule conversation possible avec lui se rapporte aux nombres premiers. De cela, il peut parler des heures durant.
Du perroquet incarné par six actrices, j'évolue vers les mathématiciennes. Le contenu qui fait encore défaut dans mes textes va se peupler de formes géométriques, de propos sur les nombres, Christiane va lire un sonnet algébrique, il n'y a rien de plus mathématique qu'un sonnet.
J'éprouve une joie personnelle à faire parler ces femmes dont la spécialisation est telle qu'elle n'ont pas à exprimer de sentiments. Tout ce qui fait qu'un personnage de théâtre est réussi est inexistant chez elles. Elles ne vivent aucune colère, aucun élan de joie. Leurs dialogues n'obéissent pas à des échanges humains, ne sont pas dictés par des projets, des états d'âme. Elles se parlent de chiffres. J'ai pris des notes sur les nombres premiers, je ne finis plus de creuser l'ampleur de la question. Elle est comme l'éternité: sans début ni fin. Zéro est un centre, des deux côtés les voies vont à l'infini.
Je les regarde à la dérobée dans les ateliers. Elles sont si belles, ces comédiennes magistrales, aux corps élancés, aux mains effilées de chaque côté de leur tête quand elles lisent, elles s'investissent avec leur âme dans des textes qui font moins de musique et moins de sens que le bruit du clavier qui les a noircis.
Une machine se crée qui a pour but la machine. Je voudrais un ustensile, disons une fourchette, qui aurait au moins la vocation de promener la nourriture de l'assiette à la bouche. Mais la fourchette dans mon texte est une fourchette auto-suffisante, qui se définit en tant que fourchette comme si son destin, issu d'aucune naissance et n'allant vers aucun déclin, et ne rendant aucun service à personne durant son existence, méritait qu'on lui consacre une œuvre de création.
Pour me rapprocher du théâtre - ô concession! - je troque la fourchette contre des couteaux et j'écris pour Marie Tifo un texte où, coutelière, elle parlera de ses malaxeurs. Il a pour titre: Transformations. En la déchiquetant, un couteau transforme la matière, le plus souvent vers sa perte. On le constate chez la plupart des auteurs. Ça se voit dans la tragédie comme dans la vie.
J'ai aussi trouvé une fonction, banale mais qu'importe, aux chiffres des mathématiciennes: des états financiers, dits par Christiane, incarnant une femme dont la moitié de sa tête s'adresse aux actionnaires d'une multinationale tandis que l'autre moitié est restée dans l'intimité de sa chambre à coucher.
C'est l'apparition des Conférences. Des textes que j'associe au théâtre comme un musicien propose des études. C'est un genre qui travaille un aspect isolé de la technique, en grossissant sa difficulté pour l'interprète qui devra, tout en faisant l'exploit, y ajouter sa propre musicalité. Ce sont généralement des pièces qui épatent le public car elles sont concises, périlleuses, rapides, et entièrement dédiées à la virtuosité de l'exécutant.
Les compositeurs et les auteurs, quant à eux, sans égard à leur talent, n'ont fait que concevoir l'énorme difficulté en mettant des notes ou des mots sur du papier.
La première difficulté de ces conférences est la mémorisation. Claudel a beau avoir écrit Le Soulier de satin, il n'a pas eu à en mémoriser le texte. Mais chapeau: ce texte dit beaucoup de choses.
Il fallait donc que mes conférences aient un peu de contenu. Si la mémorisation est un passage obligatoire dans l'exécution d'un texte au théâtre, l'investissement émotif en est une autre indispensable à la beauté d'un personnage.
Si je prends l'exemple de l'étude en tierces de Chopin (op. 25 No 6), ennemie jurée des phalanges et des tendons de la main droite, il reste au bout de l'exécution le souvenir d'une tempête qui aura sollicité, plus encore que l'adresse, un sommet d'émotion chez l'interprète.
Pour Louise (Laprade), je m'étais proposé le défi de faire une conférence néo-nazie, demandant au public d'adhérer en tous points avec la violence d'une femme aussi passionnée qu'intelligente, aussi caustique que haineuse. Je voulais qu'on la haïsse dans un premier temps, pour qu'on en vienne à comprendre son ressentiment et son racisme en s'identifiant à ses rages d'apitoiement. Je voulais qu'on finisse par l'aimer autant qu'on l'avait haïe, et qu'on adhère même à son projet d'anéantir les gens qui ne pensaient pas comme elle.
Le résultat fut, quand on présenta la pièce au Carrefour international de Québec en mai 1998, très houleux comme on imagine. Il me valut des étiquettes de fasciste et de misogyne (car je faisais dire à des femmes ce qu'un homme de toute façon n'aurait pas eu le droit de dire) qui me suivirent longtemps. Dieu merci que Louise en ait été épargnée! Ce qui nous fait réfléchir à une drôle d'évidence. On admet qu'un interprète puisse se dissocier du personnage qu'il ou elle incarne, mais on croit, et sans doute à raison, qu'un auteur est toujours en accord avec les horreurs qu'il fait dire à ses personnages.
Parmi ces horreurs, il y avait aussi une conférence sur la gastronomie où une mère de famille révélait la recette d'un mets lors d'un repas auquel elle conviait ses amies. Il s'agissait de chair humaine, en outre il s'agissait de la chair de son propre fils. Inspiré par l'histoire du cannibale Issei Sagawa, ce texte a finalement été celui sur lequel j'ai le plus travaillé, et qui a donné lieu, au terme de cette résidence chez Ubu, compagnie de création, à l'écriture du Petit Köchel, pièce créée en l'an 2000.
normand chaurette
normand chaurette