normand chaurette
Une industrie de céréales n'est pas à proprement parler une entreprise de développement transitoire. On commet trop souvent l'erreur de confondre une société de gains et d'apports avec une idéologie de rattrapage. Il ne faut pas faire abstraction des conditions historiques qui ont fait de notre usine une entreprise caduque. Il existe à présent sur le marché des chambres froides qui amènent la chaleur initiale vers la température finale du produit qu'on veut emmagasiner sans qu'il n'y ait aucune perte de temps. Elles sont munies de cartes d'isolation prévenant toute transmission de chaleur entre les parois.
Le broyeur central de l'usine fonctionne au ralenti depuis que nos moulinettes ont été remplacées par des concasseuses manuelles après l'accident de 1972. Mais il suffirait de redestiner ces concasseuses à l'égrugeage des amidons pour rendre à notre broyeur central sa pleine capacité de torsion, ce qui nous permettrait une déformation des bractées à la base des épillets sous la force mécanique de deux lames opposées agissant dans des plans parallèles, chaque section du corps de l'épi exposée à la torsion subissant une rotation par rapport à la section voisine, le corps tournant sur lui-même dans un mouvement ininterrompu jusqu'à ce que, confronté à la force d'ancrage des lamelles d'acier, on n'ait plus d'autre choix que de souffrir la pression accélérée du tordeur afin d'être pulvérisé méthodiquement vers la cuve qui récolte le produit en charpie pour y être malaxé.
Nos nouveaux réservoirs auraient ainsi une capacité de malaxage accru grâce à un procédé de succion dont l'absorption par embout cylindrique s'adapte à l'extrémité d'une bouche pouvant aspirer dix fois plus de stock à la minute que nos installations actuelles. Il s'agit de valves sophistiquées munies de lèvres rotatives commandées par une clé introduite dans une fente électronique, et qui, lorsqu'elles se déclenchent, produisent un courant magnétique capable d'aspirer vers les couteaux à palettes munies de rasoirs à tranchants flexibles un poids équivalent à celui d'un être humain adulte, automatiquement projeté vers les parois étanches avant de se déchiqueter sous un système de roues dentées s'aboutant de façon à transmettre un mouvement de pulvérisation et le morcellement qui en découle nous permettra de concasser les récoltes d'avoine tandis que les ouvriers auront le loisir de se reposer partout. Aucune intervention de leur part n'est nécessaire au moment de la métamorphose en gruau de toute parcelle introduite dans les tunnels d'émiettement, que des courroies résistantes font pivoter sur un axe incliné, toujours à la même température et à la même vitesse, comparativement à nos mélangeurs actuels qui ne font que remuer les ingrédients à la façon d'un manège conçu pour étourdir les enfants. Cela dit, la puissance motrice des vases de dépression que nous pouvons voir en démonstration chez nos fabricants dissuaderait je vous assure n'importe quel enfant de s'introduire entre les rouleaux compresseurs et, si nous nous dotions de ces appareils, nous serions tenus par la loi de nous prémunir contre toute surprise en nous procurant un œil magique pouvant détecter une présence humaine à l'entrée du moulin, ce qui aurait comme effet de stopper le tapis roulant qui propulse sinon tout objet vers le hachoir principal avant l'introduction des morceaux dans les marmites.
L'acquisition de ces moteurs représenterait une économie annuelle d'autant plus considérable que nous pourrions soustraire du profit anticipé l'augmentation des primes d'assurances. Si ces primes paraissent exorbitantes à première vue, c'est à cause du piètre état de nos passerelles, que nous avons commencé de solidifier pour éviter que ne se reproduise une tragédie comme celle de l'an passé, même si l'enquête publique qui a conclu à la négligence de l'entreprise a émis un doute raisonnable sur la compétence d'un de nos préposés à la sécurité. Cet employé a été suspendu avec solde afin de poursuivre une cure de désintoxication.
À cause des transformations préconisées, nous devrons interdire l'usage de l'alcool en tout temps pour éviter les écarts de conduite qui caractérisent ces périodes nécessaires à la détente pour contrer les effets de la fatigue sur la santé de nos travailleurs. Afin de minimiser leurs efforts, un psychologue industriel étudie l'amélioration des conditions de travail, de la ventilation, de la température ambiante, de l'éclairage, du bruit et de tous les éléments qui agissent sur la productivité. Nous pouvons déjà annoncer une augmentation du nombre de pauses quotidiennes comme je l'ai dit tout à l'heure, avec obligation toutefois de savonnage et de rinçage immédiatement après toute immersion, totale ou partielle, dans les substances. Tout employé qui se sera imbibé volontairement, à des fins de récréation personnelle, que le contexte soit aux réjouissances de fin d'année ou au simple soulagement de pulsions exhibitionnistes sera averti lors d'une première offense et pénalisé lors d'un bain subséquent. A la troisième récidive nous nous verrons dans l'obligation de lui interdire l'accès aux malaxeurs dont les émanations euphorisantes agissent à la façon d'une anesthésie sur l'appareil inhibiteur. Nous avons pu constater que ces arômes ont moins d'effet chez les ouvriers de quarante ans et plus et chez les dames, encore que les jeunes surnuméraires, en succombant aux effluves et à l'attrait des surfaces visqueuses, incitent automatiquement leurs aînés et même parfois les surveillants à des rituels d'autant plus agitateurs que le méteil et l'avoine en fermentation suscite un ballottement apparemment pas dépourvu d'agréments. La fréquentation épidermique de ce mélange ni liquide ni solide à ce stade opère à la manière d'un badigeon sur les régions les plus sensibles de l'organisme, et plusieurs fois a-t-on vu des ouvriers pourtant non obsédés par les plaisirs se ruer littéralement dans les malaxeurs, en sautant des parapets, où l'on pouvait tout voir, y compris les endroits qu'on ne montre jamais, le nombril, le bas-ventre et la partie inférieure bien en évidence, dressée comme un coq en colère, et les femmes de ne pas détourner leurs regards, bien au contraire, elles plongent dans la cuve, en dépit des écriteaux, malgré le fracas des cylindres, car le bruit assourdissant des batteurs se transforme en un tapage fougueux et le danger qui menace en un interdit supplémentaire. Le transgresser devient une loi; le risque d'une succion, un attrait incontournable; la proximité des couteaux, un plaisir accru; la perspective d'une contusion, une accélération des sens. Et malgré le sang qui paraît inévitablement à la surface des céréales, il arrive encore aux mâles, aux humains comme aux animaux, de bander devant d'autres mâles imbibés de protéines et qui se pourlèchent en se tendant leurs culs. Repus de désir et fatigués de jouissance, ils en redemandent. Nous avons vu des choses que les plus ouverts d'entre nous auraient du mal à admettre. J'ai vu le prolongement de ces fêtes s'animer jusque dans les ruines et dans le cimetière avoisinant. J'ai vu des chairs meurtries enfarinées de sarrasin se dissoudre au ras des fossés, non loin des cercueils, avant de convoquer des lueurs au zénith qui en s'agglomérant participaient à l'aube. Je le savais car des spectres avaient déjà commencé de regagner leurs bières, s'arrachant des ténèbres de l'orgie diffuse pour aller se fiancer à des lieux plus enfouis et plus obscurs encore. J'entendais comme un glas la langue des heures marteler son érection dans le bronze. Minuit descendait sur nos têtes et sur nos corps maculés dans l'extase et le déploiement. C'était l'heure où les torches en faiblissant s'insurgeaient tandis que le hibou aux yeux qui nous sondent préparait les dormeurs à la paix de leurs tombes. Nos voix et nos cris s'étaient apaisés et nos yeux, qui s'étaient enfuis de nos têtes pour séjourner au pays des anus à nos lèvres se tournèrent vers une crevasse dans le ciel qui allait sous peu déverser sur nos chairs une pluie tiède. Le bruit de l'ondée allait accompagner la litanie du broyeur dont les couteaux martelaient inlassablement les parois de la cuve, en alternance avec le frottement de la pierre sur la meule. Plus près de moi un oiseau aiguisait son bec sur un os. Mille pensées pénétraient mon âme. L'écho d'un psaume nous parvenait des ruines de la chapelle. Mon mari était là; il agonisait à mes pieds. Il n'avait plus de mains, et saignait abondamment de la tête. C'était un être insatiable. Au lieu de me prier de panser ses blessures et de le laisser vivre, il me suppliait au contraire d'enfoncer mes ongles dans ses plaies, pour les agrandir. Trop estropié pour retourner dans la cuve, il se redressa avec peine pour contempler une dernière fois les bâtiments de son empire, qu'il avait érigés pour sa jouissance. Il commanda l'orgasme à nouveau, mais ce n'était plus possible. Je dus d'abord l'achever, et le contenter ensuite.
normand chaurette