Hermione et le Temps
Traduction et adaptation pour livret d'opéra du Conte d'Hiver de William Shakespeare,
Normand Chaurette
Mai 2002
Création 13 février 2003, au Théâtre d’Aujourd’hui, à Montréal, musique de Denis Gougeon, mise en scène de Suzanne Lantagne. Dans le cadre du Soixantième anniversaire des Conservatoires de Musique et d’Art Dramatique du Québec, avec la participation des étudiants de deuxième du Conservatoire de Musique et d’ Art dramatique de Montréal.
Personnages
Le ROI LÉONTES
LA REINE HERMIONE
CAMILLO, seigneur de la cour de LÉONTES
ANTIGONUS, conseiller de LÉONTES
PAULINA, sa femme
EMILIA, suivante de la reine
Le GOUVERNEUR de la prison.
POLIXÈNES, roi de Bohème.
Le Prince FLORIZEL, son fils
ANGELO, seigneur de la cour de POLIXÈNES
LES DEUX MESSAGERS DE L'ORACLE
UN BERGER
SEIGNEURS DE LA COUR DE LEONTES
PERDITA, fille d'Hermione recueillie par le berger
Le TEMPS (chœur)
PROLOGUE - (Oratorio)
LE TEMPS -
Je suis venu non pas pour égayer tes jours
Car étant à la fois le bonheur et l'épreuve
Je vais de par le monde en déroulant mon cours
Comme un navigateur dans le torrent d'un fleuve.
Je suis venu pourtant comme un ami fidèle
Puisque j'étais le maître absolu de ton sort
Tu voulais de la paix - viens dormir sous mon aile
Dense comme la nuit, douce comme l'aurore.
L'espace est mon jumeau - Je suis témoin des âges
Je permets à l'hiver d'entrer dans le printemps
Je gouverne l'espoir, les songes, les présages,
Je régis les destins puisque je suis le Temps.
HERMIONE -
Suis-je entrée dans le ciel, ou restée sous la terre?
Je ne sens ni brasier ni gouffre de la mer.
Est-ce le doux matin, ou l'éternelle nuit?
Ne suis-je pas en vie quoique morte je suis,
Car je vivais tantôt, et c'était mort affreuse
Et tantôt j'étais morte, et c'était vie heureuse.
LE TEMPS -
Quel trésor, pauvre monde, hélas, t'es donc ôté?
Quel visage vivant vaut encor qu'on le voie?
Jamais plus l'univers ne pourra se vanter
Qu'avenir ou passé donne pareille joie!
Vois le peuple effaré qui pleure à ton chevet
Frappé par le malheur qu'il a tant redouté
Car un roi tout puissant quand Hermione vivait
Rôdait comme un voleur autour de sa beauté:
LEONTES -
Je t'aime et je t'adore, et de telle façon
Que si tu m'appartiens, m'appartient le soupçon.
LE TEMPS -
Et puisque tu n'es plus j'entends ta prophétie:
L'Amour sera toujours escorté du Chagrin
Ses pas seront partout suivis de Jalousie
Ses débuts seront doux, mais amère sa fin.
PREMIÈRE PARTIE
L'HIVER
En Sicile, à la cour du roi Leontes.
1. Récit.
NATURES CONTRAIRES
Entrent Angelo et Camillo.
ANGELO
Si tu devais, Camillo,
Visiter notre royaume
Tu serais fort étonné
Des différences entre nos deux pays.
CAMILLO
L'été qui vient, je pense,
Notre roi se propose de faire le voyage.
ANGELO
Tu verras!
Notre hospitalité n'a rien
De comparable à la vôtre.
Mais nos sentiments d'amitié
Rehausseront j'espère
Notre peu de richesses.
Tout ce que je vois ici
Est d'une telle splendeur !
CAMILLO
Nos rois sont liés
Par une si tendre amitié
Qu'aucun désagrément
De la nature
Ne saurait entacher
Leur bonheur de se trouver
L'un tout près de l'autre.
C'étaient des frères inséparables
Lorsqu'ils étaient enfants.
Depuis, leurs obligations royales
Les ont tenus à distance
Encore que d'innombrables échanges
De lettres, de présents,
Et d'affectueuses ambassades
Ont à ce point nourri leur souvenir
Qu'on les verrait s’unir dans l’espace
Malgré l’opposition des vents.
Puisse le ciel perpétuer cet amour!
2. Récit.
INFLUENCE D’HERMIONE
Entre le roi LÉONTES, le roi POLIXÈNES,
la reine HERMIONE (enceinte de neuf mois) et leur suite.
POLIXÈNES
Nous aurons par neuf fois
Observé la lune en son plein
Depuis que mon trône
Est orphelin de ma présence.
Je ne sais comment t'assurer
De la gratitude en mon cœur
Pour ne pas repartir d'ici
O mon frère, avec le sentiment
D'une dette éternelle envers toi.
Voilà pourquoi je veux multiplier
L'unique merci que je t'adresse
Par les mille milliers de mercis
Qui lui font cortège.
LEONTES.
Pourquoi tant d'effusions?
Garde tes remerciements
Pour le moment de ton départ.
POLIXÈNES
Hélas, c'est demain.
Je suis torturé par la crainte
De quelque malheur
Qui aura profité de mon absence
Pour sévir dans notre royaume.
Puisse aucun vent défavorable
Souffler en travers du voyage
Et me faire dire:
"Comme j'avais raison de craindre le pire!"
LEONTES.
Je t'en prie mon frère,
Reste encore une semaine.
Accorde-moi cette faveur.
POLIXÈNES.
Je te l'ai accordée
Il y a huit jours.
LEONTES.
Alors, moitié moitié.
Encore quatre jours.
De grâce!
POLIXÈNES.
Je pars demain.
LEONTES.
C'est trop de cruauté.
POLIXÈNES.
Au nom de notre amitié,
Ne m'oblige pas de la sorte.
Vois: plus rien ni personne
Ne peut à présent me retenir
Car il n' est pas un être
Dans tout l'univers
Qui puisse,
Aussi promptement que toi,
Me faire changer d'avis.
Si je devais négliger ma politique
Au profit de notre amitié,
Ce serait transformer en fléau
L’affection qui nous lie.
Adieu mon frère.
LEONTES, se tournant vers la reine Hermione
Vous, ma reine?
Pas un mot?
Parlez. Je vous l'ordonne.
HERMIONE
Je m'étais promis, Seigneur
De garder le silence
Tant qu'il n'ait consenti
A demeurer selon votre volonté.
Il est vrai cependant
Que l'avez supplié avec trop de froideur.
LEONTES
À vous de le retenir.
HERMIONE
À moi, mon seigneur?
LEONTES
À vous.
HERMIONE
À moi … ?
Me le répétez?
LEONTES
Oui! Oui!
HERMIONE
Vous me l’ordonnez?
LEONTES
Je vous l'ordonne!
HERMIONE, à POLIXÈNES:
Resterez-vous?
POLIXÈNES
Non, madame.
HERMIONE
Allons donc; vous resterez.
POLIXÈNES.
Je ne puis. Vraiment.
HERMIONE.
Vraiment?
Que craignez-vous, vraiment?
N'avez-vous pas reçu hier
Des nouvelles à l'effet
Que tout va bien
Dans votre royaume?
Mais quand vous aurez recours
Aux protestations les plus légitimes,
Votre fils, par exemple,
Qu’il vous tarde tant de revoir,
Moi je vous dirai encore:
"Seigneur, on ne part pas."
Vraiment, vous ne partirez pas.
Le « vraiment » d'une dame
N'a pas moins de poids
Que le « vraiment » d'un seigneur.
Si vous persistez,
Je serai donc forcée, vraiment,
De vous retenir comme un prisonnier.
A moins que vous ne préfériez
Demeurer notre hôte.
Choisissez :
Mon prisonnier, ou mon hôte.
POLIXÈNES.
Votre hôte, madame.
Être votre prisonnier
Signifierait quelque offense
Qu'il me serait difficile de commettre.
HERMIONE:
Autant que j'aurais du mal à la punir.
(À Léontès.)
Il restera, mon seigneur.
LEONTES.
Quoi? Vous obéir en si peu de temps?
Il résistait à ma requête.
Jamais, ma reine
Vous n'avez si bien
Joué de votre influence
Auprès d'un homme.
HERMIONE.
Jamais, mon seigneur?
LEONTES.
Qu'une seule fois auparavant.
Lorsque de longs mois
De tourments et d'amertume
Menaçaient de me précipiter
Dans le gouffre de la mort.
Vous aviez promis de m’épouser
Pourvu que je survive.
HERMIONE:
J'aurai donc parlé deux fois
A bon escient.
La première me valut un époux,
La seconde, un ami.
Elle donne la main à POLIXÈNES; ils s'éloignent.
3. AIR
JALOUSIE DE LEONTES
LEONTES
Communier ainsi d’amitié
C’est communier par le sang
Ce regard qui s’imprime
Entre leurs visages irradiés
Ce regard entre les deux
Qui me nargue
Ce n’est pas celui de la courtoisie.
Il reste! Il reste!
Et voilà mon cœur qui danse
Mais ce n’est pas de joie.
« Vous resterez Seigneur? »
Et il reste! Il reste!
Qu’est-ce que la courtoisie?
Peut-elle emprunter
De manière aussi libre
Aux épanchements de la tendresse?
Tout est là : la puissance
Et l’éclat de leurs yeux,
Comme l’indicible reflet
D’une volupté berceuse.
Tout est là : l’insouciance
Et la grâce
Les mains jointes
Et les sourires
Qui s’éternisent
Et cela croît
Jusqu’à des soupirs
Ça monte brûlant
Jusqu’à leurs yeux couleur du ciel
Ça, de la courtoisie?
Ça, de l’innocence?
Voilà une amitié
Qui ne plaît pas à mon cœur!
4. Récit.
DÉPLOIEMENT DE LA COLÈRE
Entre Camillo.
CAMILLO.
J'apprends mon Seigneur
Que le roi Polixènes consent
À prolonger son séjour?
Je m’en réjouis
Car j'ai vu tout le mal
Qu'il vous a fallu
Pour l'en convaincre.
LEONTES.
Tu l'as remarqué?
CAMILLO.
Il déclinait
Toutes vos requêtes.
LEONTES.
Tu l'as donc remarqué!
Et selon toi
À quoi pourrait-on
Attribuer sa décision?
CAMILLO.
Notre vertueuse reine…
LEONTES.
« Vertueuse ».
CAMILLO.
L' a supplié de rester parmi nous.
LEONTES.
Ce devrait être le mot.
Tu n'as donc observé
Que ce que tu voulais voir,
En laissant aux esprits les plus avisés
Le fond réel de l'histoire.
CAMILLO.
Quelle histoire, mon Seigneur?
LEONTES.
« Quelle histoire, mon Seigneur? »
Dis-le-moi :
Il reste! Pourquoi?
CAMILLO.
Pour vous satisfaire,
Vous mon seigneur,
Et pour plaire
À notre gracieuse maîtresse.
LEONTES.
« Gracieuse maîtresse »…
Écoute-moi bien, Camillo.
Tu connais mes raisons d'État
Car j’ai toujours puisé le réconfort
Auprès de ton amitié.
Je dois pourtant l'admettre:
Tu es un fourbe
Et tu abuses de moi.
CAMILLO.
Le ciel m'est témoin, mon Seigneur,
Que jamais je ne vous ai trahi.
LEONTES.
Seul un traître
Verrait se dérouler le drame
Qui se joue chez moi
Avec tant d’insouciance.
CAMILLO.
Si j'ai failli dans mon devoir
Au point qu'il vous faille
Mettre en doute la confiance
Qui nous lie,
Dites au moins
Ce que vous me reprochez.
LEONTES.
Quoi, Camillo?
Tu n'as donc pas vu?
Mais que dis-je -
Tu l'as vu assurément
Car comment serait-il possible
De ne pas l'avoir vu ?
Tu n'as donc pas pensé,
Au spectacle qui se joue
Devant tous les regards,
Que ma femme est infidèle?
Si tu ne peux nier
Que tu es un homme
Capable de sentir,
De voir et d'entendre,
Alors tu dois admettre
Que notre reine
Ne vaut pas mieux
Qu'une traînée des faubourgs
Qui se jette comme une jument
Sur un étalon avant la noce.
CAMILLO.
C’est de ma souveraine
Que vous parlez !
Et je dois rester là
À vous entendre diffamer?
Je veux être maudit
Si jamais vous n'avez devant moi
Prononcé de parole plus indigne de vous.
N’allez jamais répéter
Ce que vous venez de dire.
Ce serait un crime plus incroyable
Que celui que vous lui reprochez.
LEONTES.
Ah bon? Ce n'était donc rien?
Les chuchotements…
La joue qui se pose
Contre la joue,
Le baiser qui va
Jusqu'au dedans des lèvres
Alors tout cela n'est rien?
Et le contretemps d'un soupir?
Et les genoux qui ploient
Et les jambes qui se croisent
Et tous ces signes infaillibles
Des vertus qui se brisent au jardin,
Leur désir que le temps s'arrête,
Ou qu'il galope pour que minuit sonne
Quand il n'est que midi,
Rien, trois fois rien!
Pas plus que l'univers
Et le monde qu'il contient?
Le ciel sur nos têtes n’est donc rien?
L'État n'est rien, ma femme n'est rien
Et je jure qu'il n'y a rien
Dans tous ces riens
Si ce que j'avance n'est rien.
CAMILLO.
Il faut vous trouver un remède
À la maladie de vos pensées;
Le temps presse, mon maître,
Et je redoute le danger.
LEONTES.
Tu me trahis, Camillo,
En ne sachant distinguer
Ni le bien ni le mal
De ce qui s'offre à ta vue.
Ou bien tu me mens,
Car tu crois ménager
La chèvre et le chou
En ne t'insurgeant pas
De la noirceur des êtres.
Si le sang de ma femme
Était aussi corrompu que son âme,
Elle ne vivrait pas le temps
Que met à s'écouler le sablier.
CAMILLO.
Et qui donc l'aurait corrompu?
Entre Polixènes.
LEONTES.
Celui qui entre
Et qui flambe pour elle
Comme le brasier
Engendré par la foudre.
À l'heure où je te parle,
S'il y avait autour de moi
Un seul serviteur loyal,
Ça, cet homme-là,
Aurait déjà cessé de vivre.
Leontes sort.
5. Récit.
DÉSARROI DE POLIXENES.
Entrent Polixenes et Camillo.
POLIXENES.
À l'air que prend le roi
On dirait qu'il a perdu
Quelque province
Qu'il eût aimée
Autant que lui-même.
Connais-tu les motifs
D’un si brusque changement?
CAMILLO.
Je n'ose pas les connaître, mon Seigneur.
POLIXENES.
Tu n'oses pas?
Tu sais donc quelque chose
Que tu n’oses pas me révéler.
Noble Camillo, je lis sur ton visage
Un embarras qui ressemble au mien.
Puisque je m'en trouve
À ce point bouleversé,
Il faut bien que je sois
L'objet de ce revers.
Pourquoi ma faveur
A-t-elle ainsi décliné?
CAMILLO.
Je ne puis vous répondre, mon Seigneur.
POLIXENES.
Il faut me le dire
Par tous les devoirs
Où l'honneur engage un homme.
Est-ce un malheur lointain?
Ou bien est-il déjà si proche
Qu'il me faille, en l'apprenant,
Apprendre à le supporter?
CAMILLO.
Puisque c'est un roi qui m'interroge
Je vous dirai, Sire,
Un conseil qu'il faudra suivre
En aussi peu de temps
Que je vous l'exprimerai.
Mon souverain jure
Avec une assurance parfaite,
Comme s'il l'avait vu de ses propres yeux,
Que vous avez déshonoré la reine.
POLIXENES.
Alors que mon nom soit accouplé
À la trahison de Judas
Et que ma renommée de fourbe
Me condamne à errer
Sans espoir de refuge.
CAMILLO.
Vous auriez beau jeter
Sur cette amère conviction
Des serments qui prendraient à témoin
Toutes les étoiles et leurs influences,
Rien ne saurait ébranler
Le bâtiment de sa folie
Ni les fondations d'une certitude
Qui le maintiendront inflexible
Tant que son corps
Restera en vie.
POLIXENES.
Si ce dont on m'accuse
Était vrai,
Je voudrais être marqué
D'une telle abomination
Qu'il me faudrait trouver
Sur la terre
Un endroit pour vivre
Où ce serait toujours la nuit.
CAMILLO.
Nous devrons quitter ce lieu
Dès la tombée du jour.
J'informerai tout bas
Les gens de votre suite
Et je les conduirai
Hors de la ville.
Ensemble, nous partirons,
Car c'est à votre service
Que je veux dorénavant lier ma fortune
Ici, je n'entrevois que ma ruine
Provoquée par mes révélations.
Prenez ma loyauté, je vous la donne.
6. AIR
POLIXENES.
J’ai vu son cœur
Sur son visage.
À peine le temps d’un éclair
Pour effacer l’amour
En attisant la rage
Dans le regard d’un frère.
Sommes-nous devenus
Des ennemis de toujours?
Adieu mon frère
Et toi, souveraine
Au regard scintillant
Comme le reflet de la mer,
Puisse ta vertu
Apaiser la frénésie
Qui anime le roi
Comme ton souvenir
Adoucit la terreur
Qui descend sur moi.
Adieu mon frère
Adieu ma reine
Sommes-nous devenus
Des étrangers de toujours?
7. AIR D’HERMIONE
HERMIONE
Si j'étais laide, affreuse, ou par l'âge ridée
Grossière, mal venue, ayant rauque la voix
Froide comme l'hiver, revêche et méprisée
Si j'étais stérile et sans âme à bon droit
Il pourrait être indigne que je t'appartienne;
Mais pourquoi, sans défauts, dois-je subir ta haine?
8. Récit.
HERMIONE CONDAMNÉE PAR LÉONTES
HERMIONE, donnant son fils à ses dames de compagnie.
Prenez-le, de grâce.
Il me fatigue.
PREMIÈRE DAME DE COMPAGNIE.
Venez, prince,
Dans mes bras.
DEUXIÈME DAME.
Votre mère a besoin de repos.
PREMIÈRE DAME.
Voyez l'aimable rondeur
De notre souveraine.
DEUXIÈME DAME, à l'enfant
Vous aurez un petit frère
Pour compagnon de jeu.
PREMIÈRE DAME.
Pourquoi cet air morose?
Allons prince, souriez.
DEUXIÈME DAME.
Voilà bien le fils de son père.
À l'idée de cet enfant qui va naître
Il ne montre que de l'indifférence.
PREMIÈRE DAME.
Un petit frère? Une petite sœur?
Quelle serait votre préférence?
Entrent LÉONTES, ANTIGONUS, et leur suite.
LEONTES.
Il a disparu avec sa suite?
En pleine nuit? Trahison!
Et tu dis que Camillo … ?
ANTIGONUS.
Parti avec lui!
LEONTES.
Comment a-t-on pu leur ouvrir
Les portes de la ville?
ANTIGONUS.
Comment aurait-on interdit
Le passage à votre meilleur ami?
LEONTES.
(Aux femmes de compagnie.)
Emportez cet enfant!
On dit qu’il me ressemble?
Voyez ce regard en coin!
C’est son portrait à elle!
HERMIONE.
Que veut dire mon Seigneur?
LEONTES.
Emportez-le, vous dis-je.
Je ne veux plus qu'il soit près d'elle.
Qu'elle s'amuse avec celui
Dont elle est grosse.
Car c'est le roi de Bohème qui a fait
Que tu sois arrondie comme ça.
HERMIONE.
Qu'il me suffise de le nier
Et vous me croirez mon Seigneur,
Quel que soit votre penchant
Pour la contradiction.
LEONTES.
Voyez-la tous.
Allez venez.
Ouvrez les yeux.
Dites qu'elle est admirable,
Et louez ses plus beaux attraits.
Mais, en vous détournant,
Vous devrez ajouter:
"Comme il est fâcheux
Qu'elle ne soit pas vertueuse!"
Car tout le royaume aura beau
Vanter l'incomparable beauté
De notre souveraine, hélas,
Que dira-t-on de son honnêteté?
HERMIONE
Pareille infamie passerait pour un crime
Dans la bouche de vos meilleurs sujets.
Mais puisque c'est vous
Qui le dites, mon Seigneur
Je répondrai simplement
Que vous vous trompez.
LEONTES.
Et vous !
Vous ne vous êtes pas trompée, Madame,
En prenant le roi de Bohème pour le vôtre?
Par égard pour votre rang
Je voudrais taire le mot qui convient
Bien que vous ayez la première
Aboli toute différence
Entre le noble et le vulgaire.
(Aux autres.)
Oui vous m'avez compris:
J'ai dit qu'elle est adultère
Et j'ai dit avec qui.
Je peux le prouver.
HERMIONE.
Sur ma vie,
Je jure n'avoir jamais fait cela.
Lorsque vous aurez, mon bon Seigneur
Retrouvé votre raison coutumière
Quel sera votre chagrin
De m'avoir ainsi affichée -
Et c'est à peine si vous pourrez réparer
Le tort que vous m'infligez
En reconnaissant votre erreur.
LEONTES.
Assez de parjure!
Qu'on l'emmène en prison.
Quiconque parlera pour sa défense
Sera emprisonné comme elle.
HERMIONE
Une lune néfaste nous accable.
Je serai patiente
En attendant que le ciel
Retrouve ses aspects favorables.
Mes seigneurs,
Je suis peu portée vers les larmes
Inutile rosée dont l'absence
N'encouragera certes pas
Le peu de pitié que je vous inspire.
Mesurez cependant le jugement
Que vous vous ferez de moi.
Que la volonté de mon époux s'accomplisse.
Qui m'escortera?
Je ne saurais me priver de confort
En l'état de ma grossesse.
Ne pleurez pas, mes amies;
Suivez-moi. Je saurai triompher
De ce procès dont on m'accable.
Seigneur, mes adieux.
Elle sort avec ses dames.
PREMIER SEIGNEUR.
Je vous en conjure,
Rappelez la reine.
DEUXIÈME SEIGNEUR.
Je gagerais ma vie
Qu'elle est sans tache.
ANTIGONUS.
Si la preuve se fait
Qu'il n'en soit pas ainsi,
Je veux tenir ma propre épouse
Pour infidèle
Car si votre reine a trahi,
Il n'est plus une seule femme au monde
Qui puisse inspirer de l'honnêteté.
PREMIER SEIGNEUR.
Ne craignez-vous pas, sire,
Que votre justice
Ne se retourne contre vous-même
Et vos propres enfants?
DEUXIÈME SEIGNEUR.
J'ai trois filles.
Or, s'il est vrai
Que la reine est coupable,
Je les ferai payer.
PREMIER SEIGNEUR.
Je mutilerai les miennes.
Car elles n'attendront pas
Leur quatorzième année
Pour engendrer des bâtards.
PREMIER SEIGNEUR.
Et je tuerai ma femme.
DEUXIÈME SEIGNEUR.
Et je me réfugierai
Dans un cachot par désespoir
De n'avoir pu engendrer
Une noble descendance.
LEONTES.
Assez!
Quel besoin avons-nous
De discuter ainsi
Au lieu d'obéir
À l'impulsion qui nous presse?
Je veux qu'on instruise
Aujourd'hui même un procès.
ANTIGONUS.
Quoi? Sur la place publique
À présent vous voulez l'exposer?
LEONTES.
Les faits parlent d'eux-mêmes
Avec une éloquence
Qui ne permet que la certitude
Et non pas le soupçon.
La fuite de Camillo,
Sa complicité, que voudrait-on de plus?
Néanmoins, je me suis empressé
D'envoyer à Delphes
Mes plus fidèles interprètes
Afin qu'ils nous rapportent
Du temple d'Apollon
La parole sacrée de l'Oracle.
Ainsi donc, la preuve ultime
Nous sera présentée
Par infaillible et divin conseil
À la lumière duquel
Si la reine est coupable,
Elle sera châtiée.
ANTIGONUS.
Et si elle ne l'est pas, mon Seigneur?
Est-ce que vous vous amenderez?
LEONTES.
Qu'on me suive plutôt
Allons exprimer en public
Ces présomptions dont la gravité
Ébranle les affaires de l'État.
9. Récit
AUX PORTES DE LA PRISON
Entrent Paulina et le Gouverneur de la prison.
PAULINA.
N'êtes-vous pas, mon seigneur
Le gouverneur de cette prison?
Je suis la femme d'Antigonus,
Le premier conseiller de notre roi.
Conduisez-moi auprès de la reine.
LE GOUVERNEUR.
Impossible Madame.
Par ordre du roi, c'est interdit.
PAULINA.
Voilà bien des précautions
Pour isoler d'autrui
L'honneur et la vertu.
Pouvez-vous au moins permettre
Que je m'entretienne avec l'une ou l'autre
De ses domestiques?
LE GOUVERNEUR.
À condition Madame
Que j'assiste à l'entretien.
PAULINA.
Allez je vous prie.
Me chercher Émilia,
Sa dame de compagnie.
Le Gouverneur sort.
10. AIR DE PAULINA
PAULINA
Ni le peintre ni le teinturier
Ne saurait entacher
Avec tant de soin
Ce qui était sans tache.
Ô ma reine
Aucun lieu de par le monde
Ne pouvait se glorifier
D’une souveraine plus belle
Et plus vertueuse que toi.
Que fais-tu donc en prison?
11. Récit.
Entrent le Gouverneur et Émilia.
PAULINA.
Comment se porte la reine?
ÉMILIA.
Autant que grandeur et détresse
Peuvent se porter ensemble.
Sous le coup de sa frayeur,
Elle a, de quelques jours avant son terme
Mis au monde l'enfant qu'elle portait.
PAULINA.
Un garçon?
ÉMILIA.
Une fille.
Belle comme le jour
Et qui semble déjà
Portée vers la joie de vivre.
La reine lui disait tout à l'heure :
"Nous sommes prisonnières toutes les deux,
Et toutes les deux nous sommes innocentes."
PAULINA.
Maudites soient les lubies du roi!
Je me charge de lui annoncer
La naissance de cette fille.
Cet endroit n'est pas propice
Aux premiers jours de la vie.
Il faut me la confier.
Je vous en prie, Émilia,
Soyez auprès de notre souveraine
L'interprète de mon dévouement.
Je veux plaider la cause
Et de la mère et de l'enfant.
ÉMILIA.
Plus que toute autre femme,
Vous pouvez mener à bien
Cette ambitieuse mission.
Je vais prévenir ma maîtresse
De ce que vous nous proposez.
12. Récit.
COLÈRE DE PAULINA
Une salle dans le palais. Entrent Leontes, Antigonus, et leur suite.
LEONTES.
Comment va mon fils?
PREMIER SEIGNEUR.
Sa santé reste fragile,
Mais il a pris du mieux cette nuit.
Il est permis d'espérer
Que son mal est en décroissance.
LEONTES.
Comment ne pas saluer
La noblesse de cet enfant
Qui, pressentant le déshonneur
Causé par sa mère,
S'est aussitôt mis à languir d’un mal
Enraciné dans son cœur.
Retournez à son chevet.
Sort le premier Seigneur qui se heurte à Paulina qui entre, portant dans ses bras l'enfant d'Hermione.
DEUXIÈME SEIGNEUR.
Halte! On n'entre pas.
PAULINA.
Holà mes bons seigneurs.
Votre roi vous aurait-il à ce point
Accaparés dans sa colère
Que vous ne fassiez plus état
De la santé de votre souveraine?
Voyez ce joyau,
D'une pureté plus innocente
Que son âme à lui n'est jalouse.
ANTIGONUS.
Retourne d'où tu viens.
DEUXIÈME SEIGNEUR.
Le roi n'a pas fermé l'œil de la nuit.
PAULINA.
Ceci mon Seigneur
Lui procurera le sommeil.
Je suis venue avec des paroles
Aussi salutaires que vraies
Pour le purger de cette humeur
Qui empoisonne sa raison.
À Léontes :
J’ai pour vous, Sire,
Des nouvelles de votre famille.
LEONTES.
N'avais-je pas interdit
Que cette femme entre chez moi?
Antigonus, n'es-tu pas son maître?
PAULINA.
Cet homme est mon époux
Et mon maître, j'y consens,
Pourvu que j'agisse en mal.
Mais à moins qu'il soit égaré
Comme vous l'êtes, majesté,
Il ne saurait se porter en faux
Contre mes agissements.
ANTIGONUS
Il n'est pas facile, mon Seigneur
De la contrarier.
PAULINA.
Je vous ordonne de m'écouter.
Je viens de la part
De notre vertueuse reine.
LEONTES.
"Vertueuse!"
PAULINA.
Vertueuse.
Vertueuse, mon seigneur.
Je dis "notre vertueuse reine"
Comme si, étant un homme,
Fût-ce le dernier de votre suite,
Je détenais la preuve
De sa noble vertu.
LEONTES.
Sortez-la!
PAULINA.
Que celui qui ne croit pas
En ce que je viens d'affirmer
Ose lever la main sur moi.
Je sortirai de mon propre gré
Mais je dois d'abord
Accomplir mon devoir.
Notre vertueuse reine,
Car elle est vertueuse,
A donné naissance
À l’enfant que voici.
LEONTES.
Dehors!
Cette femme est indigne!
Qu'on la sorte!
PAULINA.
Je me réclame d'autant d'honneur
Qu'il y a de folie en vous-même.
C'est beaucoup de vertu
Je vous le dis.
LEONTES.
Jetez-moi cette femme dehors
Et emportez cette bâtarde.
(À Antigonus.)
Toi, ramasse-la,
Et redonne-la à ta mégère
Qui te mènes à coups de bec.
PAULINA, à Antigonus.
Gare à toi si tu obtempères
Aux ordres d'un maître si jaloux
Qu'il traite sa princesse de bâtarde.
LEONTES, aux seigneurs de la cour, en désignant Antigonus.
Il a peur de sa femme!
PAULINA.
Vous devriez aussi me craindre,
Mon seigneur.
Votre honneur, celui de votre épouse
Et celui de vos enfants
Est par votre bouche
Calomnié de si vile manière
Que je vous prédis volontiers
La malédiction sur ce royaume.
LEONTES.
Cet avorton n’est pas de moi.
C'est un fruit pourri de Bohème.
Qu'on l'emporte.
Et lui, et la mère, ensemble,
Qu'on les jette au feu!
PAULINA.
Votre fille vous ressemble tant
Qu'en réalité c'est dommage.
Regardez, mes seigneurs,
L'expression ainsi que les traits
Qui proviennent du père.
Les yeux, le nez, les lèvres,
L'arcade des sourcils,
Examinez le front,
Le menton, les joues,
Peut-on douter d'un moulage aussi fidèle,
D'une reproduction aussi exacte?
Puisse la nature,
Qui l'a faite aussi semblable
À celui dont elle tient le jour
Ne pas ajouter aux couleurs
De ses parures l'ocre délétère
De la jalousie,
De peur qu'elle ne soupçonne,
Comme lui, que ses propres enfants
Ne soient pas de son mari.
LEONTES
Je n'élèverai pas
L'enfant d'un autre!
(à Antigonus)
Tu mériterais la corde
Pour n'être pas capable
D'arrêter sa langue.
ANTIGONUS.
Pendez tous les maris
Incapables d'un tel exploit,
Et vous n’aurez plus de sujet.
PAULINA.
Votre imagination vacille!
Vous êtes, Sire,
Plus qu'un tyran,
Plus qu'un despote,
Un être infâme dont le renom
Assombrit l'univers.
Peut-on trouver génie
Plus mal avisé que le vôtre?
(Aux seigneurs qui veulent la faire sortir de force.)
À quoi bon la force?
Vous en avez bien peu
Pour contrer la complaisance! -
Et vous ne valez rien
Ni pour moi, ni pour lui.
Adieu, je pars,
Adieu, je suis partie.
Elle sort.
LEONTES, à Antigonus.
Elle est à toi, cette harpie?
Alors toi, justement,
Toi, nul autre que toi,
Prends ça par terre
Emporte ça où tu veux
Et reviens dans une heure
Pour me dire que c'est fini.
ANTIGONUS.
Sire, ce n'est pas une bâtarde.
Nous sommes nombreux à le croire.
PREMIER SEIGNEUR.
De grâce, noble seigneur,
Ne permettez pas
Qu'on tue cette âme innocente.
Ce serait un crime si sanguinaire
Qu'il ne pourrait qu'aboutir
Au plus horrible malheur.
LEONTES.
C'est l'enfant de Polixènes.
Hors de ma vue.
Qu'elle meure,
De chaleur ou de froid
Ça m'est égal -
Emporte-la, toi, oui toi!
Toi, Antigonus,
Toi le mari de ce fléau
Qui est venue comme une trombe
Déposer cette ordure à nos pieds.
ANTIGONUS.
J'endurerais mon Seigneur
Plus de souffrance que mon corps
Ne saurait en supporter,
Je risquerais tout,
Et plus que l'impossible
Pourvu que cette âme innocente
Soit sauvée.
LEONTES, après avoir regardé l'enfant.
Puisque je suis en jour de clémence,
Écoute-moi bien, Antigonus -
Et tu auras la vie sauve:
Va la porter sur une roche
À la merci du climat
Dans un désert si lointain
Qu'aucun sujet de cet État
Ne pourra la recueillir.
Elle sera au premier étranger
Qui la trouvera,
À moins que la nature s'en charge,
Puisque c'est par erreur naturelle
Qu'elle a été conçue.
ANTIGONUS.
Je ferai votre volonté, Sire,
Bien qu'une mort immédiate
Eut été plus clémente.
Allons, viens, belle princesse.
Puisse quelque génie puissant
Dresser milans et corbeaux
Pour t'allaiter,
Et répondre à notre pitié
Adieu, Seigneur.
Que la prospérité soit sur votre règne
Plus que vous ne le méritez.
Et qu'une bénédiction céleste
Balance en ta faveur
Petite chose,
La cruauté de notre roi.
Il sort avec l'enfant.
PREMIER SEIGNEUR.
Sire, les deux messagers de l'oracle
Sont arrivés de Delphes.
LEONTES.
Il faut en conclure
Que le grand Apollon
N'a pas tardé à se manifester
Et nous allons prêter l'oreille
Au retentissant écho
De la Vérité.
Préparez-vous, Seigneurs,
Et convoquez les assises.
Nous allons de ce pas
Traduire en justice
Notre très déloyale épouse.
Ouvrez le procès.
13. DUO DES MESSAGERS
Entrent les Messagers de l'Oracle, et la cour.
LES MESSAGERS
Les vents tièdes et modérés
Ont favorisé la douceur de notre périple.
Nous avons vu l'île de Delphes,
Plus fertile qu'en notre souvenir,
Et le Temple sacré d'Apollon,
Resplendissant de plus de feux
Que l’astre dont il s’irradie.
Rien ne saurait se comparer
À la dignité toute céleste des disciples
Se prosternant devant l’autel
Paré de métaux d’or et de saphir.
Et ce fut l’instant d’adoration
Lors du sacrifice radieux
Dans l’ardent éclat du Midi.
Nous ne portions plus sur la terre
Quand de l’Oracle retentit enfin la voix
Proche parente des cimes et du tonnerre
Depuis le tumulte assourdissant des sphères
Jusqu’au silence ultime de la Joie.
14. Récit.
L’ACCUSATION
LEONTES.
Ces assises, à notre grand chagrin,
Nous le déclarons,
Sont un coup plus que mortel
À notre cœur déjà trop éprouvé.
L'accusée est la fille d'un roi.
Elle est aussi notre épouse
Que nous n'avons que trop aimée.
Introduisez la prisonnière.
Entre Hermione.
UN OFFICIER.
"Hermione,
Épouse du roi de Sicile,
Tu es accusée
De haute trahison
Pour avoir commis l'adultère
Avec Polixènes, roi de Bohème,
Et conspiré avec Camillo,
Contre ton royal époux.
Que réponds-tu à cela?
HERMIONE , égarée
L’Empereur de Russie
Était mon père …
Se tournant vers son époux :
Je réponds que ma vie
Dépend des rêves
Que tu fais.
LÉONTES
C'est de tes crimes
Que je rêve.
Tu as fait une bâtarde
Des œuvres du roi de Bohème.
Plus haut :
J'ai rêvé qu'il y avait
De la honte dans votre gobelet
Et que vous l'avez toute bue.
Plus bas :
J'ai rêvé que tu avais
Renoncé aux affaires de la franchise,
Les putains font comme ça.
HERMIONE
Moi !?
Je suis la fille d’un roi.
S'il vivait encore
Il frémirait de voir
Le malheur qui m'écrase.
LÉONTES
Hoche la tête. Nie.
Cela te va bien,
Comme à toutes les putains.
Plus haut :
De votre châtiment
L'heure approche.
Vous sentirez opérer notre justice,
Dont la moins rigoureuse démarche
Se veut encore aboutir à la mort.
15. AIR D’HERMIONE
Sire, épargnez vos menaces.
La vie ne m'offre plus de bienfaits.
J'ai perdu ce que j’avais :
L’estime d’un roi,
La ferveur d’un époux
Et la félicité d’une mère.
Vous me privez de mon fils
Qui était mon plus grand trésor.
Et ma toute dernière joie
Dont l'étoile la plus funeste
Éclaira la naissance,
Vous l'avez extirpée de mon sein
Et conduite à la mort – Ah!
Moi-même à tout gibet
Suis par vous dénoncée
Comme une fille publique.
La haine qui vous anime
Ne connaît plus de mesure.
Vous me refusez les privilèges
D'une mère qui vient d'accoucher.
Enfin voilà qu'on me traîne ici
Au vu de tous en plein air
Afin de m'entendre énumérer
Chaque fortune, chaque espérance
Qu'une à une, mon Seigneur,
Vous m'avez prise.
En est-il que j'omets
Ou que vous même
Avez oublié de me prendre
Pour que la mort me terrifie?
Soyez plus rigoureux, Sire,
Et m’enlevez la vie.
Mes bons seigneurs,
Je prends à témoin vos dignités.
J’en appelle à l’Oracle
Qu’Apollon soit mon juge.
16. Récit.
L’ORACLE
PREMIER SEIGNEUR.
Au nom d'Apollon,
Qu'on présente l'Oracle.
L'OFFICIER, aux messagers de l'Oracle.
Jurez-vous, messagers,
Sur cette épée de justice,
Que vous rapportez du temple
L'oracle sacré d'Apollon?
LES DEUX MESSAGERS.
Nous le jurons.
LEONTES.
Brisez le sceau - et lisez.
L'OFFICIER, lisant:
Hermione est chaste.
Le roi de Bohème est sans reproche.
Léontes est un tyran jaloux.
L'enfant est une princesse innocente
De conception légitime,
Et le roi vivra sans héritier
Si celle qui a été perdue n'est pas retrouvée."
TOUS.
Que la parole d'Apollon soit bénie!
HERMIONE.
Dieu soit loué!
LEONTES.
Tu n'as pas lu
Ce qui est écrit.
L'OFFICIER.
Oui mon Seigneur.
J'ai lu chaque parole sur cette page consignée.
LEONTES.
Il n'y a pas la moindre vérité
Dans cet oracle.
Reprenons l'audience.
Tout ce qui vient d'être dit
Provient de la fourberie.
Entre un serviteur précipitamment.
LE SERVITEUR.
O malheur!
Grand malheur!
Je vais être maudit
Pour la nouvelle que j'apporte!
Majesté, votre fils.
À l'appréhension du sort
Qui plane sur le destin de la reine
Nous a quittés.
LEONTES.
… nous a quittés…?
LE SERVITEUR.
Sire, il est mort.
LEONTES.
Telle est la colère d'Apollon
Pour nous punir
De lui avoir imputé le mensonge.
Les cieux s'entrouvrent et nous frappent
Sur nos familles et nos maisons.
Hermione s'effondre.
PAULINA.
Et se sont abattus
Par cette annonce mortelle
Sur notre souveraine.
LEONTES.
Simple défaillance;
Emmenez-la.
Les femmes sortent en transportant la reine.
J'ai trop présumé
De la loyauté des miens.
Pardonne, Apollon,
La profanation de ton oracle.
Poussé par mes pensées de vengeance et de sang,
J'ai permis que ton nom soit profané
De manière aussi basse
Que le mien fut noirci.
17. RÉCIT.
LA MORT D’HERMIONE
Rentre Paulina.
PAULINA.
Jour funèbre!
Coupez ce lacet qui m'oppresse
Et prenez dans mon sein
Les éclats de mon cœur.
À Léontes.
Jusqu'à quand, tyran,
Vas-tu méditer tes tourments?
Quels artifices la roue de ton esprit
Va-t-elle encore susciter contre nous?
De quelle torture à présent
Vas-tu nous infliger la mécanique?
Artisan de l'obscur
Qui fabrique de nuit
La monnaie du Damné!
Tu as au corbeau
Sacrifié ta princesse
Et par tes lubies ton prince
Vient d’être mis au tombeau.
Se tournant vers la foule :
Mais quand je vous aurai dit
Le plus récent des malheurs
Qui vient de nous affliger,
Vous devrez porter le deuil
De ce que nous chérissions
Le plus au monde.
La reine, notre reine,
La plus douce et la plus vertueuse
Des créatures,
Notre reine est morte.
PREMIER MESSAGER.
La vengeance du ciel s'abat sur nous!
PAULINA.
Morte! Morte!
Si ma parole et mes larmes
Ne font office de serments
Alors voyez.
Tâchez de redonner
Couleur ou lustre de chair
À la beauté déjà flétrie
De ses lèvres et de ses paupières.
18. FINALE
PAULINA
Notre malheur pèse d'un poids
Plus lourd que toutes les plaintes
Et tous les vents de la misère
Qui souffleront à jamais
Des quatre coins de l'univers.
Tu n’auras d’autre renom
Que celui du désespoir.
PAULINA, LEONTES, CHŒUR
Telle est la colère d'Apollon
Pour nous punir
De lui avoir imputé le mensonge.
Les cieux s’entrouvrent nous frappent
Nous, nos familles et nos maisons.
Notre hiver sera sans fin,
Issu d’un éternel ouragan
Qui ne connaîtra ni répit ni pitié
Telle est la colère
Afin de toujours insuffler
Dans nos âmes le tourment.
Fin de la première partie.
DEUXIÈME PARTIE
LE PRINTEMPS
LA FÊTE DE LA TONTE DES MOUTONS
En Bohème, à la cour du roi Polixènes.
19. RÉCIT.
MONOLOGUE DU BERGER
Le BERGER.
Voyons: pour chaque fois, onze moutons, ça fait vingt-huit livres de laine. Pour chaque fois vingt-huit livres, j'obtiens vingt ducats. Quinze cents tontes, ça fait combien de laine? Je ne peux pas y arriver quand je n'ai pas mes jetons. J'ai dû acheter tant de choses pour notre fête de la tonte des moutons! Trois livres de sucre, cinq livres de raisins de Corinthe, du riz - depuis quand ma sœur a-t-elle besoin de riz? Mais elle dirige la fête, et chaque année c'est comme ça: elle prévoit, elle prévoit, c'est une prévoyante. Elle a fait vingt-quatre bouquets pour les tondeurs, autant que pour les chanteurs, cette année il y a beaucoup de basses et de ténors! J'ai aussi acheté du safran pour donner de la couleur aux tartes, de l'huile de macis, mais pas de dattes - apparemment qu'il n'en faut pas. En tout cas ce n'était pas dans ma commission - il y avait cependant des noix de muscade, sept, une ou deux racines de gingembre, mais moi je n’en mange pas, quatre livres de pruneaux, et autant de raisins séchés au soleil. (Chantant.) Dors-tu joyeux berger, dors-tu ou si tu veilles ?
20. CHANSON DU PRINTEMPS
CHŒUR.
J'ai vu poindre la fleur au calice vermeil
Dors-tu joyeux berger, dors-tu ou si tu veilles?
Tes brebis sont allées ce matin dans les blés
Dans le lit parfumé du printemps s'accoupler.
Si pour toi cet hiver fut hiver de chagrin
Vois-tu dans la douceur de ce ciel souverain
L'Espérance que donne à midi le soleil
Dors-tu joyeux berger, dors-tu ou si tu veilles?
Ta maîtresse a des yeux à des joyaux pareils;
Dors-tu joyeux berger, dors-tu ou si tu veilles?
À n'aimer que ses yeux, reflets de ton plaisir,
Tu l'aimeras toujours, car ses yeux sont Désir.
Vois ces splendides fleurs au banc des primevères
Et vois dans sa blancheur la colombe légère
Sur ton ordre elle peut enchanter ton oreille
Dors-tu joyeux berger, dors-tu ou si tu veilles?
21. RÉCIT
UN PRINCE NOMMÉ FLORIZEL
Entrent Polixènes et Camillo.
CAMILLO.
Voilà seize ans que je n'ai vu mon pays.
Le roi Leontes que tient le repentir
M'a écrit pour me supplier
De revenir auprès de lui.
Comme je voudrais retourner en Sicile!
POLIXÈNES.
Si tu m'aimes, Camillo,
Il ne faut pas me quitter.
Le besoin que j'ai de toi,
Tu l'as créé par ta propre valeur.
J’avais un frère et je l’ai perdu.
Que m’importent ses regrets?
Pourront-ils ressusciter
La vertueuse noblesse d’Hermione?
Et pourraient-ils redonner la vie
À ces enfants qui auraient aujourd’hui
Le même âge que mon propre fils.
À propos, Camillo,
Où donc est passé Florizel?
CAMILLO.
Sire, il y a trois jours
Que je n'ai vu le prince.
Il s'éloigne volontiers de la cour.
POLIXÈNES.
On raconte qu'il passe beaucoup de temps
Dans la maison d'un certain berger.
CAMILLO.
Lequel est le père d'une fille
Dont on ne cesse de louer
La noblesse et la beauté.
POLIXÈNES.
Noblesse et beauté
Ne sont pas l’apanage
D’une fille de berger!
CAMILLO.
Si vous voulez tirer la chose au clair,
Pourquoi ne pas nous déguiser?
C'est aujourd'hui la fête
De la tonte des moutons.
Nous n'aurions qu'à nous mêler
À cette foule bigarrée
Et nous verrons bien si votre fils
Est amoureux de la bergère
Puisque la fête a lieu
Devant la maison de son père.
Ils sortent. Reprise de la chanson du Printemps.
22. RÉCIT
UNE FILLE TROUVÉE : PERDITA
Entrent le berger, Perdita et le Prince Florizel.
FLORIZEL.
Je bénis le jour où le faucon
M'a mené dans le jardin
Du berger votre père.
PERDITA.
Plût au ciel que ce fut mon vrai père.
Et qu'il n'y eût pas tant d'écart
Entre votre dignité de prince
Et le hasard de ma naissance.
Au berger :
Pourquoi je n’ai pas de vrai père?
Et pourquoi je n’ai pas de mère?
Pourquoi?
Pourquoi je suis venue au monde?
LE BERGER, à Perdita.
Le jour où je t'ai trouvée
Je t'ai chérie comme un ange -
L'homme venu te déposer
Sur le rocher désert
S'était enfui pour regagner sa barque
En dépit d'une mer démontée
Par un après-midi d'orage.
Il a péri, je l’ai vu,
Avalé par le torrent de l'écume.
Mes yeux se trouvaient à l'encontre
Des choses qui s'en allaient mourir,
Quand je t'ai aperçue, toi,
Petite chose qui venait de naître.
23. CHŒUR.
Entrent des gitans. Chanson.
Si du souffle glacial
Des longues nuits d'hiver
Je veux tant bien que mal
Éviter la misère
Je pose mon regard
Sur le malheur du monde
Qui languit dans l'espoir
Que mon chant lui réponde:
Tu n'es pas, vent d'hiver
Si terrible et pervers
Que la méchanceté
De notre humanité.
Quand sévit sur la terre
Le frimas de janvier
Je chante solitaire
Pour ne pas oublier
Qu'il y a dans le cœur
De l'humaine nature
De plus grande frayeur
Et de pire blessure.
Tu n'es pas, vent d'hiver
Si terrible et pervers
Que la méchanceté
De notre humanité.
24. DUO
FLORIZEL, à Perdita.
De si beaux ornements
Donnent en vérité
Une vie à chacun de vos traits.
PERDITA.
Je ne suis mon seigneur
Qu’une pauvre fille
Issue de l'échelon le plus bas.
FLORIZEL
Vous n'êtes plus bergère
Mais bien déesse des moissons
Ressurgie des teintes d'Avril.
PERDITA.
Qu’une pauvre fille…
FLORIZEL
Et cette fête des toisons
N'est plus une assemblée champêtre
Mais un cénacle de dieux
Dont vous êtes la reine.
PERDITA.
Je ne suis mon seigneur
Qu’une pauvre fille…
FLORIZEL
Vous êtes la reine.
PERDITA
Si en regard de vos fêtes
Ces déguisements sont de mise
Je rougis de vous voir appauvri
Et je m'évanouirais je pense
Si je devais me voir
Avec autant d'élégance
Dans le reflet d'un miroir.
FLORIZEL
Vous êtes l’aube au sein d’argent qui brille
Aux confins de l’espace harmonieux de l’éther.
PERDITA
Bien qu’à vos yeux mes parures scintillent
Je n’ai que peu de grâce en mon règne éphémère.
FLORIZEL
Vous êtes la reine!
PERDITA
Je ne suis mon seigneur
Qu’une pauvre fille.
25. Récit.
COURONNE DE FLEURS
PERDITA.
En ce moment même,
Je tremble de penser que votre père
Pourrait se joindre à notre fête.
S'il fallait qu'il vous surprenne!
Quelle serait sa contenance
En voyant le riche ouvrage
De votre personne
Assorti d'une si piètre reliure?
FLORIZEL.
N'appréhendez que de la joie.
Même les dieux se sont humiliés
En revêtant des apparences de bêtes
Pour mieux se dévouer à l'amour.
Jupiter se déguisait en taureau
Neptune en bélier
Toujours pour que leur passion,
Comme la mienne pour vous,
Brûle avec l'ardeur de l'instinct.
PERDITA.
Mais votre instinct, mon seigneur
Sera vite dompté par la raison
Quand il sera confronté à la puissance
De votre père, le roi de Bohème.
FLORIZEL.
Vous assombrissez notre fête
Par ces pensées trop inquiètes.
Dès le jour où vous m'appartiendrez
Je me désappartiendrai de mon père.
Entrent le Berger, Polixènes et Camillo déguisés, des chanteurs et des danseurs.
LE BERGER, à Perdita
Voyons, ma fille!
Quelles sont ces rougeurs?
Éteins-moi ce visage
Et accomplis ton devoir!
N’es-tu pas maîtresse de la fête?
Voici de nouveaux invités.
À toi de les accueillir!
PERDITA, à Polixènes.
Mon père, cet humble berger,
Et moi, sa fille simplette,
Nous vous souhaitons la bienvenue
A notre fête de la tonte des moutons.
(À Camillo.)
Bienvenue à vous de même.
CAMILLO
Abondance à vos troupeaux!
POLIXENES
Vie prospère à vos agneaux!
PERDITA, à un serviteur
Approchez Dorcas,
Donnez-moi votre bouquet.
Honorables personnages,
Voici pour vous du romarin
Et des tiges de bruyère.
Elles recevront par la fraîcheur de l'été
Une douce odeur qu'elles conserveront
Tout au long de l'hiver.
POLIXÈNES.
Des fleurs qui servent à notre vieillesse
Une juste comparaison.
Elles sont offertes au printemps
Bien qu'elles soient de mise
En de rudes saisons.
PERDITA.
Eh quoi, mon seigneur?
L'année n'a-t-elle pas
Déjà commencé de vieillir?
Bientôt ce sera l'été
Qui verra poindre presque aussitôt
Le début de l'hiver.
Je vous offrirais bien
Un bouquet d'amarante et d'ixia
Qui conviendrait davantage
Au paroxysme de la saison.
Mais ces fleurs ont hélas
Réputations de bâtardes
Étant donné que leurs tiges
Ont été métissées par la nature,
Ce qui, entre nous,
Ne m'empêcherait nullement
D'en cultiver les boutures.
POLIXÈNES.
Nous ne pouvons condamner
Ce que la nature
A elle-même engendré.
Au sauvageon le plus rustre
On peut marier la greffe
La plus raffinée.
Aussi, y aurait-il un millier
De bouquets d'amarantes
À la porte de votre mansarde
Qu'en aucun cas, en les contemplant,
Je n'oserais les traiter de bâtardes.
PERDITA.
Approchez donc, mon seigneur,
Et admirez ces chaudes lavandes,
Elles feront honneur à votre bouquet.
Ajoutons-y encore
Ces touffes de thym et de marjolaine
Assorties d'une branche ou deux de souci:
Cette fleur se couche avec le soleil,
Et s'éveille en pleurant avec lui.
POLIXÈNES.
Je cesserais de paître
Si j'étais de votre troupeau
Afin de me repaître de vous.
PERDITA.
Facile à dire en été!
Vous changerez bien d’avis
Au quinze de janvier!
Bon …
Que manque-t-il encore à notre bouquet?
Quelques jonquille, tenez,
Pour honorer cet instant parfait
Je vais les disposer en couronne
À Florizel:
À défaut de vous en faire un lit
Et de vous y étendre.
FLORIZEL.
N'aurais-je pas l'air d'un gisant?
PERDITA.
D'un riche gazon plutôt
Fait pour le plaisir et les sens.
Comme je voudrais vous encercler
De mes teintes d'Avril
Ah comme tout est beau il me semble!
Mais non.
N'attachez pas d'importance
À mon euphorie temporaire.
Ce doit être ma robe
Assurément, qui m'influence.
FLORIZEL.
Vous ne cessez de surpassez
Tout ce que vous avez fait
Par ce que vous continuez de faire.
Voici venir les musiciens
Qui vont accompagner notre danse.
Donnez-moi votre main.
26. DANSE DES BERGERS ET BERGÈRES.
Musique.
27. Récit
APPARENCE DE NOBLESSE
POLIXÈNES.
Voilà bien la plus jolie bergère
Qu'on ait jamais vu courir
Dans un pâturage.
Quelle perfection de noblesse
Pour la simplicité de ce lieu!
CAMILLO
Il y a de la majesté
En chacune de ses postures
Et de la matière à décanter
La plus riche peinture.
POLIXÈNES, au berger:
Dis-moi, berger,
Qui est ce beau garçon
Qui danse nu pieds
Avec ta fille?
LE BERGER.
C'est un pâtre
Qui dit posséder
Une riche bergerie.
Je ne sais si c'est vrai
Mais je le crois
Car les traits de son visage
M’inspirent de la franchise.
Il dit qu'il veut épouser ma fille.
28. CHANSON VULGAIRE
FLORIZEL
Trop jeune l'Amour?
Vive la lubrique essence!
Qui ne sait que tu es
Toi, beauté, fille d'amour? (bis)
Et vienn' donc, le censeur
T'indigner d' nos offenses!
Car on peut t'imputer
En plus d'fourberie
Pareill' impureté
Et semblabl' grivois’rie!
Vois se dresser en ton nom
Mon désir, mon désir, ce trophée
À jouissance nous voulons
Par cette gloire enflée
Dans la rosée de l'herbe
Tremper nos chairs rassemblées!
Je livre le meilleur
De moi-même à la baise
Ne vous en déplaise!
Prouesses d'amour
À nos chairs sont permises!
29. Récit.
PÈRE ET FILS
POLIXÈNES.
Ce sont-là des chansons
Dont la nudité des propos
Outrepassent la mesure.
(à Florizel.)
Ici, jeune homme,
Écoutez mon sentiment.
Quand j'avais votre âge
Et que je courtisais ma fiancée,
J'évitais soigneusement
De l'accabler de grivoiserie.
Ne craignez-vous pas
Qu'elle vous reproche
Votre manque de courtoisie?
FLORIZEL.
Cher et vieux monsieur,
Vous fréquentez trop la cour.
N'attachez pas d'importance
À la légèreté de nos fêtes
Où les reines sont des poules
Et les rois, des bovins.
Ici, belle Perdita.
Voyez ce fruit mur
Qui fut vert en son temps
Puisque, à l'en croire,
Il aurait déjà aimé.
POLIXÈNES.
Bon Camillo, ne trouves-tu pas
Que les choses vont trop loin?
(À Florizel.)
Que dites-vous à voix basse?
Auriez-vous peur à présent
De lui déclarer publiquement
Vos paroles de basse-cour?
FLORIZEL.
Et comment, monsieur!
Soyez notre audience populaire!
POLIXÈNES, à Camillo.
Écoutons cela, mon voisin.
FLORIZEL.
Écoutez, vous,
Et vous aussi, le voisin!
Écoutez-moi tout le monde!
Hommes et femmes de la terre
Et de tout l'univers,
Je veux tous vous prendre à témoin
Que si je possédais la couronne
Du plus puissant des monarques,
Je la consacrerais
A la faveur du néant
Si je ne pouvais,
En échange de sa main,
La déposer aux pieds de ma belle.
LE BERGER.
Et toi, ma fille?
Car voilà bien, en son genre,
Une preuve qui plaît à nos usages!
Que réponds-tu à cette demande en mariage?
PERDITA.
Comment répondre aussi bien
À pareille déclaration de foi?
LE BERGER.
Donnez-vous la main!
Embrassez-vous! Marché conclu!
Je lui donne ma fille,
Et que tout ce que je possède.
FLORIZEL.
Après la mort de quelqu'un que je connais,
Je serai plus riche qu’aujourd’hui,
Et je vous étonnerai beaucoup.
Mais allons! Bénissez-nous,
Et que ces vieux monsieurs-là
Nous servent de témoins!
POLIXÈNES.
Doucement, jeune homme!
N'as-tu pas un père?
FLORIZEL.
Pourquoi faire, un père?
POLIXÈNES.
Pour qu'il ait connaissance de ceci.
FLORIZEL.
Pas question.
Il ignore tout,
Et il continuera de tout ignorer.
POLIXÈNES.
Serait-il comme moi si vieux
Que l'âge l'aurait rendu stupide?
FLORIZEL.
Ma foi vous le connaissez bien!
POLIXÈNES.
Vous le servez d'une affection
Qui n'a rien de filiale!
FLORIZEL.
Pour une raison
Qui ne vous regarde pas,
Je n'entends pas informer mon père.
POLIXÈNES.
Il le faut!
FLORIZEL.
Non.
POLIXÈNES.
Je t'en prie. Préviens-le.
FLORIZEL.
Cent fois non.
POLIXÈNES.
Aurais-tu honte de lui présenter ta belle?
FLORIZEL.
Vous me cassez les pieds.
Allons, préparer le contrat de mariage.
POLIXÈNES.
Le contrat de divorce, tu veux dire.
(Il se découvre.)
Toi, t’amouracher d'une catin!
Je voudrais te rayer
De ma succession
Vois comme le poison,
Celui du dépit,
M’encourage à nier
Notre maudite parenté.
Nous nous reverrons à la cour.
Il sort.
PERDITA.
Et voilà, tout est fini!
Le plus étrange est que je n'ai pas frémi.
Pour peu, je lui aurais même répondu
Qu'un seul et même soleil
Illumine sa cour
Sans porter ombrage
À nos chaumières.
(À Florizel).
Il faut vous retirer, mon seigneur.
Je vous avais prévenu.
Il faudra désormais
Placer votre dignité
Au premier rang de vos soucis.
30. AIR DE PERDITA
J’ai fait un rêve
Où tout était vrai.
C’est fini; je m’éveille
C’est une journée
Ni belle ni triste
Ce n’est qu’une journée
De l’existence
Qui recommence.
Je vais me dépouiller
De mes attributs de reine
Afin de nettoyer la bergerie,
De traire une à une mes brebis;
Et puis je vais aller
Aller penser
Aller pleurer.
31. RÉCIT.
LA HONTE DU BERGER
LE BERGER.
Je ne sais que dire,
Ni penser,
Et je n'ose pas savoir
Ce que je sais.
(à Florizel.)
Adieu jeune homme,
Nous devons nous quitter.
Maudite sois-tu, ma pauvre fille,
D'avoir jeté ton dévolu
Sur un prince! Un prince!
Et comble de ma détresse,
Tu le savais!
Qu'as-tu fait de ma fierté?
Un prince, quelle honte
Pour un berger!
S'il m'arrivait de mourir maintenant,
J'aurais au moins la consolation
De quitter le monde
Au moment où j’en aurais le plus envie.
FLORIZEL.
Pourquoi m'accablez-vous ?
Je suis prince, eh oui,
Mais en quoi cette malchance
Devrait-elle arrêter mon cœur?
CAMILLO.
Vous connaissez bien votre père.
Il ne veut rien entendre pour le moment.
Si vous voulez de mon conseil,
N'allez pas le rejoindre à présent.
32. AIR DE CAMILLO
CAMILLO
Cinglez vers la Sicile,
Et gagnez le royaume
Où règne Léontes.
Accablé de pensées maladives
Dans une solitude excessive
Ce triste souverain
Dans son cercle désert
Honore ses sujets
Qui ne sont que misère,
Et chagrin,
Et regret.
Nul doute en vous voyant
Qu'il ouvrira ses bras
Et des larmes de tendresse
Couleront de ses yeux.
Comme ses propres enfants,
Il vous reconnaîtra
Ainsi que la promesse
D’un bonheur prodigieux.
33. RÉCIT
RÉSOLUTIONS
FLORIZEL.
Oui Camillo, je vais quitter la Bohème.
Vous qui avez toujours servi mon père,
Et qui lui vouez depuis tant d'années
Des marques si profondes d'amitié,
Vous saurez, je vous en conjure
Le soutenir par vos bonne paroles
Quand éclatera contre moi sa colère.
CAMILLO.
Vous épouserez sans tarder
La belle Perdita en un lieu secret.
Je compte pour ma part
Ramener votre père
À plus d'affection
Qu'il vous en ait jamais témoigné.
FLORIZEL.
Cela aurait l'invraisemblance
De ce qu'on tient pour un miracle,
Et m'inciterait à vous traiter
Comme un être de vertu surhumaine!
34. FINALE
CAMILLO
Partez au bras de votre amoureux
Belle princesse aimée du sort,
Et faites bon voyage.
PERDITA.
Afin de vivre des jours heureux
Ainsi je devrai jouer encore
Un autre personnage.
FLORIZEL.
Afin de vivre des jours heureux
Je t’emporte comme un trésor
Vers de nouveaux rivages.
ÉPILOGUE
DE RETOUR EN SICILE.
35. CHŒUR
O Hermione!
De même que tout instant
Nouveau de la durée
Se vante de l'emporter
Sur un temps meilleur aboli,
Ainsi ta tombe doit céder le pas
À tout ce que nos yeux voient aujourd'hui.
36. RÉCIT.
REPENTIR DE LÉONTES
Chez le roi Léontes.
Entrent Léontes, deux seigneurs et Paulina.
PREMIER SEIGNEUR.
Votre repentir, majesté,
A sanctifié votre vie.
DEUXIÈME SEIGNEUR
Il n'est plus une seule faute
Que vous ayez pu commettre
Qui ne soit aujourd'hui rachetée.
PREMIER SEIGNEUR
Vous vous êtes infligé une pénitence
Plus grande encore que votre crime.
DEUXIÈME SEIGNEUR
Oubliez le mal que vous avez fait
En vous pardonnant à vous-même.
LEONTES.
J'ai causé la mort de la plus douce compagne
En qui jamais homme ait mis son espérance.
Le souvenir de ses vertus m'accable
De tous les dommages
Dont je suis l'artisan.
PAULINA.
Ceci n'est que trop vrai majesté.
Et pour votre châtiment
Vous n’avez pas d’héritier.
LÉONTES.
Hélas.
PAULINA.
Si vous preniez toutes les femmes de la terre
Et leur trouviez à chacune la vertu
De manière à les assembler
En une seule et parfaite épouse,
Celle que vous avez tuée
Serait encore sans rivale.
LEONTES.
Tuée! Oui! Celle que j'ai tuée!
Oui, oui, tuée!
Mais tu me frappes cruellement
En me disant que je l’ai fait.
Cette parole est aussi délétère
Sur ta langue
Qu'elle rend amères mes pensées.
De grâce, à l'avenir,
Ne me le dis pas si souvent.
DEUXIÈME SEIGNEUR.
Ne le lui dites plus, madame.
Vous trouverez mille autres choses à dire
Qui feront plus d'honneur à votre bonté.
PAULINA.
Vous êtes de ceux
Qui voudraient le voir se remarier.
PREMIER SEIGNEUR.
Par pitié pour notre pauvre État
Lequel est veuf d'une souveraine.
DEUXIÈME SEIGNEUR
Les sujets sont désemparés.
PAULINA.
Vous avez donc oublié la prédiction de l'oracle?
Le roi n'aura pas d'héritier
Avant que ne soit retrouvée
L'enfant qu'il a perdue.
Mais que cet enfant revienne
Est un impossible vœu
Autant qu'on ne peut penser
Au retour à la vie
De mon noble Antigonus.
Car il a péri avec l'enfant.
LEONTES.
O que n'ai-je ajusté ma conduite
À tes sages avertissements!
PAULINA.
Mais c’est trop tard.
LEONTES.
Ne crains rien, Paulina.
Je ne veux plus d'épouse.
PAULINA.
Et je verrai à ce que,
Sur ce point, vous ne changiez pas d’avis.
LEONTES.
Jamais, jamais plus, Paulina.
Que ce « Jamais »
Soit entendu à jamais.
PAULINA.
Soyez les témoins de ce "jamais".
PREMIER SEIGNEUR.
Jamais "jamais"
Ne fut si excessif.
DEUXIÈME SEIGNEUR.
Non, jamais.
PAULINA.
À moins qu'une autre,
Si pareille à la première,
Ne vienne au-devant de son regard.
PREMIER SEIGNEUR.
Vous voulez dire?
PAULINA.
Ce que je dis.
Donnez-moi mission d'en trouver une
Qui soit si semblable à la première
Si parfaitement semblable,
Qu'on croira que la suivante
Serait la même en effet.
LEONTES.
Étrange énigme que tu nous proposes là,
Et à laquelle nous ajouterons foi
Lorsque nos propres yeux
Verront cette image.
Entre le serviteur.
LE SERVITEUR.
Un jeune homme qui dit s'appeler
Le prince Florizel,
Et qui prétend être le fils
De votre frère le roi de Bohème
Sollicite audience
Auprès de Sa Majesté.
Il est accompagné de la plus belle des princesses
Belle que dis-je?
D’une beauté qui défie toutes les grâces!
LÉONTES.
Voilà qui est étrange.
Pareille intrusion
N'est pas en accord avec la courtoisie
À laquelle aurait dû l'habituer son père.
De quoi ont l'air les gens de sa suite?
LE SERVITEUR.
Un équipage minuscule,
Et plutôt malfamé.
LEONTES.
Et tu dis que la princesse
Qui l'accompagne
Est d'une incomparable beauté?
LE SERVITEUR
En admettant que nous aurions presque oublié
La beauté de feue notre reine,
Celle de l'autre,
Dès qu'elle aura requis votre œil,
Trouvera son écho
Dans vos propres louanges.
LEONTES.
Allez à leur rencontre.
Sortent les seigneurs.
Étrange tout de même
Que ce prince avec si peu d'arroi
Vienne ainsi nous surprendre.
PAULINA
Si votre propre fils
N’était mort par votre faute
Quel jour heureux ce serait pour lui.
LEONTES.
Assez, je te prie!
Vas-tu te taire?
Tu sais bien qu'il meurt de nouveau
Chaque fois qu'on me parle de lui.
PAULINA
Un mois seulement séparait
Leurs deux naissances.
LEONTES
Non mais tu persévères !!!
Quand je verrai le prince Florizel
Par-dessus ce que tu viens de dire,
Mon chagrin m'entraînera
Dans une méditation
Capable d'altérer ma raison.
PAULINA.
Seigneur le voici.
Recouvrez vos esprits.
Entrent les seigneurs, Florizel et Perdita.
LÉONTES, à Florizel.
Comme l'image de votre père
Est présente dans vos traits!
J'ai l'impression de l'accueillir en personne,
Et d'avoir moi-même retrouvé
L'époque de mes vingt ans.
Soyez tendrement le bienvenu.
Pardonnez mon émotion.
Une époque maudite m’a valu
Un nombre infini de malheurs,
Dont celui, et non loin moindre,
D'avoir perdu la trace de votre père.
FLORIZEL.
C'est par son commandement, Sire,
Que j'ai accosté sur vos rives;
De sa part, je vous offre
Tous les compliments qu'un roi peut,
En ami, dépêcher à un frère.
Il aurait volontiers mesuré
L'étendue des eaux et des terres
Qui séparent votre trône du sien
N'eût été de son infirmité
Qui, de concert avec l'âge,
Cruellement l'en empêchent.
LÉONTES.
Voilà, ô mon frère,
L'amer résultat des injures
Que je t'aurai causées.
Allons, mes agneaux,
Soyez chez moi les bienvenus
Comme le printemps sur la terre.
Entre les deux Seigneurs.
LE PREMIER SEIGNEUR.
Majesté, je viens pour une affaire
Qui serait à peine croyable
Si la preuve n'était si voisine
De ce que je viens annoncer.
Le roi de Bohème en personne
Vous adresse son salut
Et vous somme d'arrêter son fils
Qui, rejetant à la fois
Devoir et dignité,
A fui sa patrie contre la loi
En compagnie d'une bergère.
LÉONTES.
Mais où est le roi de Bohème?
DEUXIÈME SEIGNEUR.
Ici même.
Nous venons de le quitter.
Nos paroles se ressentent
De la stupeur où nous sommes.
FLORIZEL.
Camillo m'aurait donc trahi?
Lui dont l'honnêteté
Avait jusqu'à ce jour
Résisté à toutes les intempéries?
LE PREMIER SEIGNEUR.
Vous n'aurez qu'à l'accuser en personne,
Puisqu'il sera bientôt ici.
LÉONTES.
Qui? Camillo?
PREMIER SEIGNEUR.
En compagnie du roi de Bohème,
Et d'un berger qui serait,
À l'en croire, le père de cette fille.
PERDITA.
Mon père?
Le ciel a lancé sur nous
Plus d’ennemis
Qu’il ne saurait en tolérer!
LÉONTES.
Vous n'êtes donc pas mariés?
FLORIZEL.
Non, sire.
Et rien ne s'accorde
Pour combler nos espoirs.
Vous qui, étant roi,
Avez connu le malheur,
Sachez qu'un mauvaise étoile
S'acharne aussi sur les gens ordinaires.
LÉONTES.
Gens ordinaires?
Elle n'est donc pas
Fille d'un roi?
FLORIZEL.
Fille de berger, hélas,
Mais épouse royale
Une fois qu'elle sera ma femme.
Entrent Polixènes et Camillo.
POLIXÈNES.
"Une fois!"
Une fois qu'elle sera devenue ta femme!
Ce "une fois" risque d'arriver lentement
Au train où je veux démener contre toi ma furie!
FLORIZEL.
Mon père!
LEONTES.
Mon frère!
PERDITA.
Hélas, cette fois,
Tout est fini!
LÉONTES.
Quel aspect des sphères
Diffuse en un même jour
Tant de stupeur avec tant d'événements?
Moi qui n'ai que mes yeux pour comprendre,
Dois-je ajouter le chagrin ou la joie
Devant l'impossible présence
De celui que j'espérais à l'instant?
POLIXÈNES.
En te recevant dans mes bras,
O mon ami de toujours,
Il faudrait presque, pour accompagner
L'extrême limite de la colère,
Allumer des feux de joie!
LÉONTES, à Florizel.
Je suis troublé
De constater votre peu d'affection
Pour un homme qui m'est plus qu'un frère,
Et de vous voir attaché
À quelque beauté
Dépourvue de noble équivalence.
Entrent le berger, Paulina et d'autres seigneurs.
PAULINA.
Bien que la Fortune semble
L'ennemie déclarée de cette bergère,
Je vous apporte par le récit
Que je viens d'entendre de ce berger
L'élévation d'un drame
Dont l'incroyable dénouement
Mériterait l'audience de tous les rois de la terre.
PERDITA.
Mon père! Par pitié,
Épargnez-moi votre colère!
LE BERGER.
Colère, dis-tu, mon enfant?
Il n'est dans mon cœur
Que de la fierté :
Car c'est devant, non plus ma fille,
Non plus ma bergère, mais plutôt
La noble héritière de ce royaume
Qu'humblement je me prosterne.
Ô noble roi de Sicile,
Viens là et reconnais ta fille!
LÉONTES.
Toi, ma fille?
PERDITA.
Vous, mon père?
LE BERGER.
Combien de fois ne t'ai-je pas raconté
L'étrange manière dont je t'ai recueillie?
37. TRIO
LEONTES.
Mon fidèle Antigonus!
Mort, à cause de moi!
Et toi, mon frère de Bohème,
Que j’ai failli perdre à jamais!
Si les larmes pouvaient
Tout ce mal réparer
Jusqu’à la fin des temps
Tu me verrais pleurer.
PAULINA.
Je pleure à nouveau la perte d'un époux
Mais mon cœur est rempli d’espérance;
Le ciel nous redonne aujourd’hui
L’enfant que nous avions perdue.
Retenez votre souffle
A ce signe du sort
Car c’est la vie qui l’emporte
Au-devant de la mort.
PERDITA.
Deux fois béni soit ce jour
Par l’aveu de celui
Qui me traita comme sa vraie fille
Et qui me rend à l'homme
Qui est mon vrai père.
Hélas, pourrai-je un jour connaître
Celle qui me donna la vie
Et qui fit de moi l’héritière
De sa mélancolie?
38. RÉCIT.
RÉSURRECTION D’HERMIONE
LE BERGER.
L'homme venu te déposer
Avait laissé pour toi
Un trousseau de baptême
Et une lettre qui révélait peu de chose
À propos de ta mère
Sinon que le monde entier
Avait été témoin de sa vertu
Et qu'il en porterait toujours
Le deuil universel.
PAULINA.
Vous plairait-il de voir l'image
En tous points conforme
À la beauté de celle
Qui inspira tant de louanges
Tant de regrets, et tant de chagrin?
LÉONTES.
Elle a cessé de vivre!
Toute beauté qui émanait de son être
S'est enfuie et toute musique s'est tue.
À quoi bon cette vaine espérance
De remplacer ce qui n'est plus
Par une quelconque ressemblance?
PAULINA.
Vous connaissez pourtant la renommée
Du maître italien Julio Romano
Dont on dit que s'il disposait de l'éternité
Pour accomplir ses chefs-d'œuvre,
Il supplanterait le génie de la nature
Tant il sait l'imiter à la perfection?
Voilà nombre d'années,
Je lui ai commandé une statue
De notre souveraine bien-aimée
En prévision de ce jour ineffable
Où nous aurions retrouvé par miracle
L'enfant qui fut abandonnée.
L'oracle avait prédit une grande joie
Et je veux vous convier dans ce jardin
Au dévoilement de l'œuvre
Que le maître enfin vient d'achever.
J'ai vu le résultat et je puis jurer
Mes nobles seigneurs,
Qu'il a fait une Hermione
De si près pareille à Hermione
Que vous serez tenté,
Et vous le premier, sire,
De lui adresser la parole.
POLIXENES.
Puis-je augmenter de ma compagnie
Un si mystérieux bonheur?
LÉONTES.
Qui s'en abstiendrait
S'il jouit du privilège de la vue?
Chaque instant voit naître
Une nouvelle faveur de la Fortune.
On apporte la statue recouverte d'un grand voile.
LÉONTES.
Voici venir la chose apparemment prodigieuse
Et de facture à méduser la Méduse elle-même.
Allons donc apprécier le portrait de la reine.
PAULINA.
De même qu'elle vécut sans égale,
Ainsi son image surpasse
Tout ce qu'ait façonné la main de l'homme.
Regardez - et méditez.
On lève le voile sur la statue d'Hermione. Stupéfaction. Long silence.
PAULINA.
J'aime votre silence.
Preuve indéniable de votre stupeur.
Pourtant, je veux que vous parliez.
Vous, sire, votre sentiment?
LÉONTES.
Remarquablement parfaite
Dans le naturel!
Que le marbre si semblable à la chair
S'exprime en me pardonnant.
Alors l'illusion sera si totale
Que je croirai non plus en son fantôme
Mais en la vie retrouvée d'Hermione!
Cependant, Paulina…
Elle n'avait pas ces rides
Ni rien de si marqué par l'âge
Qu'on le voit en ceci?
PAULINA.
D'autant plus grande apparaît la perfection
De notre maître d'œuvre
Qui, laissant écouler quelque seize ans,
Nous la donne telle qu'elle serait à présent.
LÉONTES.
L’albâtre de sa peau!
Le corail de ses lèvres!
Et ses veines d’azur!
CAMILLO.
C'est ainsi qu'elle se tenait vivante
Dans toute sa majesté.
POLIXÈNES.
Que de grand art,
Et que de finesse!
LÉONTES.
Comme un trait de feu
Transfigurant la nuit!
POLIXÈNES.
Chaude vie qui cherche à se révéler
Comme la voici dans le marbre glacé.
PAULINA.
Sondez dans ce regard lointain,
Majesté, un relent de son chagrin.
LÉONTES.
Ah serpent! Tu me piques encore!
Et pourtant! ce matériau si vivant
N'accuse-t-il pas mon âme
D'avoir été plus dure que la pierre?
PERDITA.
Permettez, majesté
Et ne dites pas que ce soit superstition,
De m'agenouiller devant elle,
Et d'implorer sa bénédiction.
LÉONTES.
Je veux la toucher, je veux l'embrasser!
PAULINA.
Du calme! La statue vient d'être achevée
Et la peinture n'est pas encore sèche.
Vraiment, mon seigneur,
Si j'avais su qu'une telle apparition
Pouvait vous mettre dans un pareil état,
Je ne vous l'aurais point montrée.
LÉONTES.
Ne tire pas le rideau!
PAULINA.
Ne la contemplez pas plus longuement
De crainte que votre imagination
N'aille tout à l'heure inventer qu'elle bouge.
LÉONTES.
Que je meure si je ne viens pas
De percevoir le clignement de ses paupières!
POLIXÈNES
Ne dirait-on pas vraiment
Que cette œuvre-là respire?
LE BERGER.
Et que ces veines charrient du vrai sang!
LÉONTES.
Je vous le dis:
Il y a du mouvement dans ces yeux-là!
O douce Paulina!
Permets que cette illusion dure vingt ans!
PAULINA.
Je ne pense pas, majesté.
LÉONTES.
Je veux l'embrasser!
PAULINA.
De grâce, finissons-en.
Quittons ce sanctuaire
Car je sens dans votre admiration
Tant de puissance qu'il en faudrait de peu
Que cette création se mette à vivre
Réellement sous nos yeux.
LÉONTES, à la statue
Je t’ordonne de bouger!
Je t’ordonne de parler!
PAULINA.
À elle, sire, vous l'ordonnez?
LÉONTES.
Je l'ordonne.
PAULINA.
Musique! Éveillez-la, et jouez!
Musique. La reine Hermione s'anime..
PAULINA.
Venez, douce amie,
Et frappez d'étonnement ceux qui vous regardent.
Avancez vous - que la mort
Soit l'héritière de votre immobilité
Car la vie, qui nous est si précieuse,
Pour notre plus grand bonheur
Vous est maintenant redonnée!
LÉONTES.
Sa main! Comme elle est chaude!
POLIXÈNES.
Et son œil! Comme il scintille!
PAULINA, à Perdita.
Il semble bien qu'elle vive,
Quoiqu'elle ne parle pas encore.
Qu'il vous plaise d'intervenir
Adorable princesse,
Et de prier votre mère
De vous accorder reconnaissance.
O noble souveraine,
Daigne adresser la parole
À ton enfant retrouvée.
39. Récit
SYNTHÈSE D’HERMIONE ET DU TEMPS
HERMIONE.
Que les puissances célestes
Abaissent leurs regards
Sur la tête de l'enfant que j'ai portée.
O ma fille, mon bien le plus précieux,
Nous avons toutes deux
Bien que séparées par les vents et les mers,
Choisi d'attendre et d'espérer.
Hé oui! C'est moi.
40. FINALE
HERMIONE
C'est bien moi,
Ressuscitée dans la cour de ton père,
Car je me suis maintenue dans la grâce
Et non dans le désespoir de la nuit.
Je savais que l'oracle d'Apollon
Permettrait un jour cet heureux dénouement.
Et je me suis conservée moi-même,
En dépit de la mort et du Temps.
CHŒUR
Allons tous ensemble
Célébrer notre Fortune!
Fin.
normand chaurette
normand chaurette