2. ma grand-mère

 

 

 

     J'accompagne ma grand-mère à Terre des Hommes un lundi sur deux, une journée où il y a moins de monde. Au dire de la famille, son moral est d'acier. Depuis les funérailles de mon grand-père, elle a déjà commencé à porter du gris, et parle de s'acheter un "costume" bleu marin pour l'automne.

      Nous nous asseyons souvent. Marcher la fatigue. Pas question d'aller à La Ronde ces jours-là.

      Avec elle, je dois apprendre à jouer un rôle mitoyen. Au lieu d'être des personnages de Terre des Hommes nous en sommes les spectateurs, contraints à nous dire mutuellement ce qui nous passe par l'esprit. Drôle de constater comme nous sommes calmes et heureux, car ces lundis me contrarient au plus haut point.

 

      Ce parc Hélène-de-Champlain où nous restons assis montre la fameuse roseraie à des promeneurs qui ne se lassent pas de contempler une seule et même catégorie de fleurs. Chaque sous-catégorie est regroupée sous un écriteau.

      Églantiers, boutons de Bengale, blancs, rouges, thé, rustiques, grimpants, mais toujours que des roses.

 

     Ma grand-mère est une rose à sa manière, voire une roseraie, car elle porte en elle-même une myriade de variétés.

 

     Des gens de tous âges, attirés par elle, lui tiennent compagnie, à qui elle raconte la mort du grand-père. Avec une patience qui impressionne. Elle n'omet aucun détail. L'auditeur compatit, lui dit son admiration; sitôt parti, un autre passant s'arrête, et ma grand-mère de lui redonner avec autant de minutie la même histoire, la mort du grand-père, qu'il faut additionner à celles de tous ses frères, ils étaient huit. En la seule année 1962 elle en avait perdu quatre. Une année qui lui avait coûté cher en chapeaux. Ceux qui sont restés debout pour l'écouter se laissent tomber près de nous sur le banc:

      - Où puisez-vous vos forces ?

      Elle les rassure. C'est comme en toute chose. On s'habitue.

      Oui, la mort ça bouleverse, mais quand on y réfléchit...

      Passer le reste de nos jours à pleurer?

      Rien de tel. Même lorsqu'elle advient, la mort est une circonstance extérieure, qui débute avec la fin d'une maladie, et qui s'achève avec un enterrement. Nous ne pensons pas à nos peines quand l'heure est aux appels téléphoniques, au choix d'un cercueil, à la lecture d'un testament, à la réception des visiteurs, et puis après, il faut faire imprimer des remerciements.

      Tous ces gens qui l'ont écoutée, ri et pleuré avec elle, vont rentrer chez eux avec le sentiment d'avoir vécu une journée particulière. Comme ils doivent envier son groupe d'amis ! Et comme leurs propres chagrins, mortalités, épreuves, doivent leur paraître ternes !

 

      Elle avait failli mourir sous mes yeux, à cause de moi. Par un de ces après-midis de vacances à Ahuntsic, elle était sortie dans la cour par la porte arrière. J'étais dans le jardin. Je l'avais vue en train de remplir le bain d'oiseau, puis s'affairer dans les plates-bandes. Ce qui l'avait menée jusqu'à la porte avant, par où elle était rentrée, alors que j'avais amplement eu le temps de me faufiler dans la maison, et me dissimuler contre la porte du vestibule. Après avoir longtemps mesuré le silence tandis qu'elle ôtait ses gants de jardinage, j'avais lâché un cri de mort plus terrifiant que celui d'un ours, de ceux dont elle avait eu si peur dans les Rocheuses.

 

      Son cri avait été plus strident encore, et elle s'était affaissée de tout son long dans une torsion du visage telle que ça ne pouvait plus être un jeu. Je dus la secouer pour qu'elle revienne à elle. Une éternité. Une fois sortie de sa terreur, elle se mit à pleurer en me suppliant avec ses mains jointes de ne plus jamais lui faire une chose pareille.

 

      En continuant de grandir, j'allais être capable de pousser des cris encore plus puissants. Elle, en vieillissant de plus en plus, finirait par devenir comme ces êtres, chétifs et terrestres, déjà programmés pour mourir.

      Mais c'était stupide de le penser, je n'avais que des raisons de l'aimer.

      Outre me cacher dans l'entrée et lui donner son coup de mort, j'avais le droit de tout faire en vacances chez elle. Jouer du piano en tapant fort et en collant la pédale au plancher. Courir d'une chambre à l'autre et changer de personnalité selon la couleur des murs. L'été, elle me laissait écraser les pieds nus les insectes et les vers de terre.

      Je le faisais en souvenir de mon grand-père, qui m'avait souvent emmené en promenade jusqu'au boulevard Gouin dans le grand parc au bord de l'eau. Ses énormes souliers aplatissaient les fourmis, et quand je relevais la tête pour lui demander pourquoi il faisait ça, je n'osais pas le déranger tant le regard qu'il portait sur l'horizon de la rivière des Prairies était rempli de béatitude.

      Ces fourmis, beaucoup plus grosses à Ahuntsic qu'à Notre-Dame-de-Grâce, avaient-elles le temps de comprendre ce qui leur arrivait ? Avaient-elles le temps de voir défiler toute leur vie et de se réconcilier avec elles-mêmes au moment de l'impact ? De se mettre dans une position confortable avant de disjoncter en paix ? La paix ! Pouvait-on l'encourir à n'importe quelle heure ordinaire de notre vie ?

 

      La paix! Qui nous la donnait?

      La mort du grand-père nous avait rendus athées. On avait cessé d'aller à l'église.

      Ainsi devait-on mourir, exactement comme on venait au monde: ignorant tout, avec des cris et des spasmes de terreur.

Je me fis vite à l'idée que mourir et naître, c'était la même chose.

 

      De qui ma grand-mère serait-elle née, entre les mains d'un petit-fils lui jurant qu'il n'avait pas fait exprès pour l'effrayer à ce point ?

      J'étais pris de remords quand j'imaginais ma grand-mère emporter dans sa tombe des visions de terreur, elle qui  jouait si admirablement bien du piano. En ressuscitant sous les traits d'une  femme épouvantée, qu'allait-il rester de sa grâce, elle qui, après une exécution pourtant parfaite d'un nocturne de Chopin, disait, sans jamais s'être rendu compte que c'était un tic: "Je l'ai déjà joué mieux que ça..."

      De quelle dynastie d'archanges avais-je moi-même été conçu, pour naître en tant que son parent ?

      "Imagine à présent si j'avais eu du talent comme ton grand-père!"

      Je la comprenais. Le talent naturel n'était pas non plus au rendez-vous à ma naissance. Sauf en musique et en dessin mais ça ne comptait pas. Pire: tout le monde sait que ceux qui sont talentueux en musique et en dessin échouent dans les autres matières.

      - Oui, ta mère et moi en sommes conscientes.  Je sais, personnellement, qu'on ne peut pas exceller dans tout.

      Un dernier de classe est facile à battre. Au propre comme au figuré. Je n'étais qu'un éternel maigrichon aux cheveux hirsutes qui n'aurait jamais droit aux plaisirs dont les êtres normaux raffolent, l'ivresse de désobéir, d'insulter les autres, de les amoindrir, de les piétiner.

      - Le juif mal nourri qu'on met dans un train vers Auschwitz, c'est moi.

      - Qu'est-ce qui te fait souffrir à ce point? D'avoir de la culture? D'aimer les belles choses? C'est comme ça que j'ai élevé mes filles, et c'est comme ça qu'elles vous ont tous élevés. Et puis cesse de parler à tort et à travers. On ne se compare pas à un juif quand ce n'est pas dans notre culture.

      Elle frissonnait:

      - C'est rendu qu'on vous apprend ça au collège?

      L'Allemagne de l'Ouest et l'Allemagne de l'Est. La ville de Berlin divisée par un mur: jusqu'alors c'était triste, à cause des familles littéralement séparées, mais on commence à regarder les raisons, au-delà des sentiments, qui ont obligé les uns à construire ce mur contre les autres.

 

suite

 

 

 

2. ma grand-mère

 

 

 

     J'accompagne ma grand-mère à Terre des Hommes un lundi sur deux, une journée où il y a moins de monde. Au dire de la famille, son moral est d'acier. Depuis les funérailles de mon grand-père, elle a déjà commencé à porter du gris, et parle de s'acheter un "costume" bleu marin pour l'automne.

      Nous nous asseyons souvent. Marcher la fatigue. Pas question d'aller à La Ronde ces jours-là.

      Avec elle, je dois apprendre à jouer un rôle mitoyen. Au lieu d'être des personnages de Terre des Hommes nous en sommes les spectateurs, contraints à nous dire mutuellement ce qui nous passe par l'esprit. Drôle de constater comme nous sommes calmes et heureux, car ces lundis me contrarient au plus haut point.

 

      Ce parc Hélène-de-Champlain où nous restons assis montre la fameuse roseraie à des promeneurs qui ne se lassent pas de contempler une seule et même catégorie de fleurs. Chaque sous-catégorie est regroupée sous un écriteau.

      Églantiers, boutons de Bengale, blancs, rouges, thé, rustiques, grimpants, mais toujours que des roses.

 

     Ma grand-mère est une rose à sa manière, voire une roseraie, car elle porte en elle-même une myriade de variétés.

 

     Des gens de tous âges, attirés par elle, lui tiennent compagnie, à qui elle raconte la mort du grand-père. Avec une patience qui impressionne. Elle n'omet aucun détail. L'auditeur compatit, lui dit son admiration; sitôt parti, un autre passant s'arrête, et ma grand-mère de lui redonner avec autant de minutie la même histoire, la mort du grand-père, qu'il faut additionner à celles de tous ses frères, ils étaient huit. En la seule année 1962 elle en avait perdu quatre. Une année qui lui avait coûté cher en chapeaux. Ceux qui sont restés debout pour l'écouter se laissent tomber près de nous sur le banc:

      - Où puisez-vous vos forces?

      Elle les rassure. C'est comme en toute chose. On s'habitue.

      Oui, la mort ça bouleverse, mais quand on y réfléchit...

      Passer le reste de nos jours à pleurer?

      Rien de tel. Même lorsqu'elle advient, la mort est une circonstance extérieure, qui débute avec la fin d'une maladie, et qui s'achève avec un enterrement. Nous ne pensons pas à nos peines quand l'heure est aux appels téléphoniques, au choix d'un cercueil, à la lecture d'un testament, à la réception des visiteurs, et puis après, il faut faire imprimer des remerciements.

      Tous ces gens qui l'ont écoutée, ri et pleuré avec elle, vont rentrer chez eux avec le sentiment d'avoir vécu une journée particulière. Comme ils doivent envier son groupe d'amis ! Et comme leurs propres chagrins, mortalités, épreuves, doivent leur paraître ternes!

 

      Elle avait failli mourir sous mes yeux, à cause de moi. Par un de ces après-midis de vacances à Ahuntsic, elle était sortie dans la cour par la porte arrière. J'étais dans le jardin. Je l'avais vue en train de remplir le bain d'oiseau, puis s'affairer dans les plates-bandes. Ce qui l'avait menée jusqu'à la porte avant, par où elle était rentrée, alors que j'avais amplement eu le temps de me faufiler dans la maison, et me dissimuler contre la porte du vestibule. Après avoir longtemps mesuré le silence tandis qu'elle ôtait ses gants de jardinage, j'avais lâché un cri de mort plus terrifiant que celui d'un ours, de ceux dont elle avait eu si peur dans les Rocheuses.

 

      Son cri avait été plus strident encore, et elle s'était affaissée de tout son long dans une torsion du visage telle que ça ne pouvait plus être un jeu. Je dus la secouer pour qu'elle revienne à elle. Une éternité. Une fois sortie de sa terreur, elle se mit à pleurer en me suppliant avec ses mains jointes de ne plus jamais lui faire une chose pareille.

 

      En continuant de grandir, j'allais être capable de pousser des cris encore plus puissants. Elle, en vieillissant de plus en plus, finirait par devenir comme ces êtres, chétifs et terrestres, déjà programmés pour mourir.

      Mais c'était stupide de le penser, je n'avais que des raisons de l'aimer.

      Outre me cacher dans l'entrée et lui donner son coup de mort, j'avais le droit de tout faire en vacances chez elle. Jouer du piano en tapant fort et en collant la pédale au plancher. Courir d'une chambre à l'autre et changer de personnalité selon la couleur des murs. L'été, elle me laissait écraser les pieds nus les insectes et les vers de terre.

      Je le faisais en souvenir de mon grand-père, qui m'avait souvent emmené en promenade jusqu'au boulevard Gouin dans le grand parc au bord de l'eau. Ses énormes souliers aplatissaient les fourmis, et quand je relevais la tête pour lui demander pourquoi il faisait ça, je n'osais pas le déranger tant le regard qu'il portait sur l'horizon de la rivière des Prairies était rempli de béatitude.

      Ces fourmis, beaucoup plus grosses à Ahuntsic qu'à Notre-Dame-de-Grâce, avaient-elles le temps de comprendre ce qui leur arrivait? Avaient-elles le temps de voir défiler toute leur vie et de se réconcilier avec elles-mêmes au moment de l'impact? De se mettre dans une position confortable avant de disjoncter en paix? La paix! Pouvait-on l'encourir à n'importe quelle heure ordinaire de notre vie?

 

      La paix! Qui nous la donnait?

      La mort du grand-père nous avait rendus athées. On avait cessé d'aller à l'église.

      Ainsi devait-on mourir, exactement comme on venait au monde: ignorant tout, avec des cris et des spasmes de terreur.

Je me fis vite à l'idée que mourir et naître, c'était la même chose.

 

      De qui ma grand-mère serait-elle née, entre les mains d'un petit-fils lui jurant qu'il n'avait pas fait exprès pour l'effrayer à ce point?

      J'étais pris de remords quand j'imaginais ma grand-mère emporter dans sa tombe des visions de terreur, elle qui  jouait si admirablement bien du piano. En ressuscitant sous les traits d'une  femme épouvantée, qu'allait-il rester de sa grâce, elle qui, après une exécution pourtant parfaite d'un nocturne de Chopin, disait, sans jamais s'être rendu compte que c'était un tic: "Je l'ai déjà joué mieux que ça..."

      De quelle dynastie d'archanges avais-je moi-même été conçu, pour naître en tant que son parent?

      "Imagine à présent si j'avais eu du talent comme ton grand-père!"

      Je la comprenais. Le talent naturel n'était pas non plus au rendez-vous à ma naissance. Sauf en musique et en dessin mais ça ne comptait pas. Pire: tout le monde sait que ceux qui sont talentueux en musique et en dessin échouent dans les autres matières.

       - Oui, ta mère et moi en sommes conscientes.  Je sais, personnellement, qu'on ne peut pas exceller dans tout.

      Un dernier de classe est facile à battre. Au propre comme au figuré. Je n'étais qu'un éternel maigrichon aux cheveux hirsutes qui n'aurait jamais droit aux plaisirs dont les êtres normaux raffolent, l'ivresse de désobéir, d'insulter les autres, de les amoindrir, de les piétiner.

      - Le juif mal nourri qu'on met dans un train vers Auschwitz, c'est moi.

      - Qu'est-ce qui te fait souffrir à ce point? D'avoir de la culture? D'aimer les belles choses? C'est comme ça que j'ai élevé mes filles, et c'est comme ça qu'elles vous ont tous élevés. Et puis cesse de parler à tort et à travers. On ne se compare pas à un juif quand ce n'est pas dans notre culture.

      Elle frissonnait:

      - C'est rendu qu'on vous apprend ça au collège?

      L'Allemagne de l'Ouest et l'Allemagne de l'Est. La ville de Berlin divisée par un mur: jusqu'alors c'était triste, à cause des familles littéralement séparées, mais on commence à regarder les raisons, au-delà des sentiments, qui ont obligé les uns à construire ce mur contre les autres.

 

suite

 

normand chaurette

 

 

2. ma grand-mère

 

 

 

     J'accompagne ma grand-mère à Terre des Hommes un lundi sur deux, une journée où il y a moins de monde. Au dire de la famille, son moral est d'acier. Depuis les funérailles de mon grand-père, elle a déjà commencé à porter du gris, et parle de s'acheter un "costume" bleu marin pour l'automne.

      Nous nous asseyons souvent. Marcher la fatigue. Pas question d'aller à La Ronde ces jours-là.

      Avec elle, je dois apprendre à jouer un rôle mitoyen. Au lieu d'être des personnages de Terre des Hommes nous en sommes les spectateurs, contraints à nous dire mutuellement ce qui nous passe par l'esprit. Drôle de constater comme nous sommes calmes et heureux, car ces lundis me contrarient au plus haut point.

 

      Ce parc Hélène-de-Champlain où nous restons assis montre la fameuse roseraie à des promeneurs qui ne se lassent pas de contempler une seule et même catégorie de fleurs. Chaque sous-catégorie est regroupée sous un écriteau.

      Églantiers, boutons de Bengale, blancs, rouges, thé, rustiques, grimpants, mais toujours que des roses.

 

     Ma grand-mère est une rose à sa manière, voire une roseraie, car elle porte en elle-même une myriade de variétés.

 

     Des gens de tous âges, attirés par elle, lui tiennent compagnie, à qui elle raconte la mort du grand-père. Avec une patience qui impressionne. Elle n'omet aucun détail. L'auditeur compatit, lui dit son admiration; sitôt parti, un autre passant s'arrête, et ma grand-mère de lui redonner avec autant de minutie la même histoire, la mort du grand-père, qu'il faut additionner à celles de tous ses frères, ils étaient huit. En la seule année 1962 elle en avait perdu quatre. Une année qui lui avait coûté cher en chapeaux. Ceux qui sont restés debout pour l'écouter se laissent tomber près de nous sur le banc:

      - Où puisez-vous vos forces?

      Elle les rassure. C'est comme en toute chose. On s'habitue.

      Oui, la mort ça bouleverse, mais quand on y réfléchit...

      Passer le reste de nos jours à pleurer?

      Rien de tel. Même lorsqu'elle advient, la mort est une circonstance extérieure, qui débute avec la fin d'une maladie, et qui s'achève avec un enterrement. Nous ne pensons pas à nos peines quand l'heure est aux appels téléphoniques, au choix d'un cercueil, à la lecture d'un testament, à la réception des visiteurs, et puis après, il faut faire imprimer des remerciements.

      Tous ces gens qui l'ont écoutée, ri et pleuré avec elle, vont rentrer chez eux avec le sentiment d'avoir vécu une journée particulière. Comme ils doivent envier son groupe d'amis ! Et comme leurs propres chagrins, mortalités, épreuves, doivent leur paraître ternes !

 

      Elle avait failli mourir sous mes yeux, à cause de moi. Par un de ces après-midis de vacances à Ahuntsic, elle était sortie dans la cour par la porte arrière. J'étais dans le jardin. Je l'avais vue en train de remplir le bain d'oiseau, puis s'affairer dans les plates-bandes. Ce qui l'avait menée jusqu'à la porte avant, par où elle était rentrée, alors que j'avais amplement eu le temps de me faufiler dans la maison, et me dissimuler contre la porte du vestibule. Après avoir longtemps mesuré le silence tandis qu'elle ôtait ses gants de jardinage, j'avais lâché un cri de mort plus terrifiant que celui d'un ours, de ceux dont elle avait eu si peur dans les Rocheuses.

 

      Son cri avait été plus strident encore, et elle s'était affaissée de tout son long dans une torsion du visage telle que ça ne pouvait plus être un jeu. Je dus la secouer pour qu'elle revienne à elle. Une éternité. Une fois sortie de sa terreur, elle se mit à pleurer en me suppliant avec ses mains jointes de ne plus jamais lui faire une chose pareille.

 

      En continuant de grandir, j'allais être capable de pousser des cris encore plus puissants. Elle, en vieillissant de plus en plus, finirait par devenir comme ces êtres, chétifs et terrestres, déjà programmés pour mourir.

      Mais c'était stupide de le penser, je n'avais que des raisons de l'aimer.

      Outre me cacher dans l'entrée et lui donner son coup de mort, j'avais le droit de tout faire en vacances chez elle. Jouer du piano en tapant fort et en collant la pédale au plancher. Courir d'une chambre à l'autre et changer de personnalité selon la couleur des murs. L'été, elle me laissait écraser les pieds nus les insectes et les vers de terre.

      Je le faisais en souvenir de mon grand-père, qui m'avait souvent emmené en promenade jusqu'au boulevard Gouin dans le grand parc au bord de l'eau. Ses énormes souliers aplatissaient les fourmis, et quand je relevais la tête pour lui demander pourquoi il faisait ça, je n'osais pas le déranger tant le regard qu'il portait sur l'horizon de la rivière des Prairies était rempli de béatitude.

      Ces fourmis, beaucoup plus grosses à Ahuntsic qu'à Notre-Dame-de-Grâce, avaient-elles le temps de comprendre ce qui leur arrivait? Avaient-elles le temps de voir défiler toute leur vie et de se réconcilier avec elles-mêmes au moment de l'impact? De se mettre dans une position confortable avant de disjoncter en paix? La paix! Pouvait-on l'encourir à n'importe quelle heure ordinaire de notre vie?

 

      La paix! Qui nous la donnait?

      La mort du grand-père nous avait rendus athées. On avait cessé d'aller à l'église.

      Ainsi devait-on mourir, exactement comme on venait au monde: ignorant tout, avec des cris et des spasmes de terreur.

Je me fis vite à l'idée que mourir et naître, c'était la même chose.

 

      De qui ma grand-mère serait-elle née, entre les mains d'un petit-fils lui jurant qu'il n'avait pas fait exprès pour l'effrayer à ce point?

      J'étais pris de remords quand j'imaginais ma grand-mère emporter dans sa tombe des visions de terreur, elle qui  jouait si admirablement bien du piano. En ressuscitant sous les traits d'une  femme épouvantée, qu'allait-il rester de sa grâce, elle qui, après une exécution pourtant parfaite d'un nocturne de Chopin, disait, sans jamais s'être rendu compte que c'était un tic: "Je l'ai déjà joué mieux que ça..."

      De quelle dynastie d'archanges avais-je moi-même été conçu, pour naître en tant que son parent?

      "Imagine à présent si j'avais eu du talent comme ton grand-père!"

      Je la comprenais. Le talent naturel n'était pas non plus au rendez-vous à ma naissance. Sauf en musique et en dessin mais ça ne comptait pas. Pire: tout le monde sait que ceux qui sont talentueux en musique et en dessin échouent dans les autres matières.

       - Oui, ta mère et moi en sommes conscientes.  Je sais, personnellement, qu'on ne peut pas exceller dans tout.

      Un dernier de classe est facile à battre. Au propre comme au figuré. Je n'étais qu'un éternel maigrichon aux cheveux hirsutes qui n'aurait jamais droit aux plaisirs dont les êtres normaux raffolent, l'ivresse de désobéir, d'insulter les autres, de les amoindrir, de les piétiner.

      - Le juif mal nourri qu'on met dans un train vers Auschwitz, c'est moi.

      - Qu'est-ce qui te fait souffrir à ce point? D'avoir de la culture? D'aimer les belles choses? C'est comme ça que j'ai élevé mes filles, et c'est comme ça qu'elles vous ont tous élevés. Et puis cesse de parler à tort et à travers. On ne se compare pas à un juif quand ce n'est pas dans notre culture.

      Elle frissonnait:

      - C'est rendu qu'on vous apprend ça au collège?

      L'Allemagne de l'Ouest et l'Allemagne de l'Est. La ville de Berlin divisée par un mur: jusqu'alors c'était triste, à cause des familles littéralement séparées, mais on commence à regarder les raisons, au-delà des sentiments, qui ont obligé les uns à construire ce mur contre les autres.

 

suite