normand chaurette
MADAME BETTE
On fera tout de suite la différence entre le mensonge et le maquillage. Mais déjà il faut situer la création entre les deux. Du plus loin que je me souvienne, je vois ma mère changer de visage et de personnalité tandis qu'elle se met du rouge aux lèvres et du noir à paupières. Quand elle a les cheveux défaits et qu'elle jase avec moi, c'est une femme confidentielle et attachante. Mais quand elle se "prépare" et que son visage devient chic et mondain, elle s'impatiente et mes questions l'énervent. Dommage car elle est beaucoup plus belle quand elle se "prépare".
Tous les mercredis soirs, elle se prépare pour aller au bridge. C'est plus improbable que mes parents ratent un mercredi de bridge qu'une messe du dimanche. Beaucoup de choses de ma vie personnelle vont donc se passer les mercredis soirs, surtout que je suis l'aîné et qu'ils n'ont plus besoin de payer une gardienne. Je dois avoir dix ou onze ans.
Le mercredi soir, c'est aussi L'abbé Signori vous écoute de 9 heures à minuit à CKVL FM. Neuf, virgule sept, et je me souviens encore du numéro à composer pour entrer en ondes.
On peut voir une photo de l'abbé Signori dans un pub de CKVL qui paraît dans les journaux. Je suis toujours intrigué de devoir accoler ce visage à sa voix. La voix me séduit, beaucoup plus que les paupières tombantes et le col romain de l'homme.
Il a une façon de répondre aux auditrices qui se plaignent de leurs problèmes avec parfois de la chaleur mais quelquefois de l'arrogance. J'ai appris à bien le connaître, lui, ses opinions, et les sujets qui le rendent agressif.
Nous sommes au milieu des années soixante. La grande affaire est celle du pape Paul VI et son opposition à la "pilule". Je sais vaguement de quoi il s'agit. J'écoute les femmes qui l'interrogent sur les ondes, et je finis par les comprendre suffisamment pour avoir moi aussi envie de lui poser mes questions.
Ma sœur et mon frère dorment. Tout est calme dans la maison. Je transporte le téléphone dans le boudoir, je ferme la porte, je compose.
Tout de suite la réceptionniste m'appelle Madame - aucune surprise. Mais me demande Madame qui. Pas le temps d'hésiter. Je réponds Madame Bette. Tandis que j'attends mon tour, je frémis. Qui est Madame Bette? De quelle région de la France ? (J'excellais dans mes imitations de Marie-Chantal.) La sauce béarnaise. Le Béarn, ça ne s'invente pas. Où est-ce le Béarn ? Vite, le temps passe. S'il m'engueule comme il est en train d'engueuler celle qui est en ondes en ce moment ? Son mari la force à faire des choses. J'ai envie de lui dire: Attendez, vous ne connaissez pas le mien... Le sang monte. Ma main s'agite, j'ai déjà le doigt prêt à couper la ligne, mais une tension le retient dans l'air, je ne vais pas reculer, le pire est fait, j'ai osé me nommer, je dois à Madame Bette et à ses semblables un minimum de sincérité, et puis je veux vraiment montrer aux autres femmes que leurs problèmes avec leurs maris sont très mineurs en comparaison des miens. J'entends soudain: "Bonsoir l'abbé Signori vous écoute."
Je venais de quitter un univers pour entrer dans un autre. Tout s'apaisa. Après une première respiration, j'eus le réflexe professionnel d'éteindre la radio - il y avait un décalage de quelques secondes entre le temps réel et le temps de diffusion - et je me retrouvai sur le tapis roulant d'un entretien où rien, pas même une trace d'étonnement dans la voix de mon interlocuteur, n'aurait su ébranler l'assurance de la mienne. Je n'avais pas à surveiller mon accent. Je n'avais pas à penser en même temps que j'inventais, car je n'inventais pas. Le sujet de mon mari vint tout naturellement sur le tapis et je n'avais plus qu'à répondre aux questions de l'abbé: "S'il me force? Quand je vous dis, il m'oblige, et moi je ne veux pas, mais il insiste, vous voyez bien que je n'ai pas le choix" - j'en étais même rendue au point de l'écouter, lui, de lui demander des précisions sur ce qu'il voulait dire, et de poursuivre avec la douceur accrue d'une souffrance réelle: "Vous ne pouvez pas vous mettre à ma place parce que vous n'êtes pas une femme."
Il m'avait suffi de trouver le rythme. La tonalité s'était imposée d'elle-même mais il convenait d'ajuster le débit en accord avec la pensée. Je n'eus presque pas de correction à faire. Alors que je tremblais en attendant mon tour, je me découvris d'une pertinence presque étrangère à moi-même en me sentant à la fois si prudente et si sereine sur les ondes. Je ne connaissais pas le sens exact du mot cajoler alors je ne l'utilisai pas. Pas à la première intervention. Mais je pris mentalement une note. L'auteur de mes jours allait devoir vérifier dans le dictionnaire certains mots que j'aurais peut-être besoin d'intégrer dans mon vocabulaire.
Je ne me souviens pas si notre premier échange se termina dans une effusion sympathique, mais ça doit. Je me souviens par contre m'être endormi très tard cette nuit là, bien après le retour de mes parents. L'euphorie tient l'esprit accaparé. J'occupai mes journées suivantes à chercher à la bibliothèque où se situait le Béarn, de quel village Madame Bette venait, qui étaient ses parents, quel était son prénom, comment avait-elle rencontré son mari, comment lui s'appelait-il.
Quand j’évoque ce souvenir, on me demande si c'est comme ça que j’ai commencé à écrire.
Mais pas du tout.
Je savais déjà comment écrire des dialogues - comment faire alterner des répliques, je savais lire. On ne fait pas parler des personnages de théâtre à partir d'une documentation, si leurs répliques sont écrites c'est forcément qu'ils les disent, donc ils n'ont pas à se demander si c'est documenté avec précision, ils n'ont qu'à penser à ce qu'ils disent car ils le savent par cœur.
Si l'abbé Signori devait demander à Madame Bette en quelle année elle était venue au Canada, il fallait cependant qu'elle s'en souvienne. Pas tant de l'année que de sa réponse. Alors pas le choix.
Madame Bette se fit beaucoup d'ennemies sur les ondes de CKVL de 1965 jusqu'à ce que ma voix mue pour de bon. Elle avait vite appris le langage du clan: "Vous direz à la dame qui vient d'appeler qu'elle est vulgaire." Elle s'arrangeait pour être en ondes en début d'émission, de façon à entendre parler d'elle en mal par toutes les autres auditrices. C'était alors des heures bénies pour moi. Il m'arrivait de m'en sentir coupable le lendemain, auquel cas je préparais soigneusement mes stratégies pour les semaines suivantes. Elle aura usé les nerfs de l'abbé Signori qui la reconnaissait dès qu'elle entrait en ondes, en ayant déjoué par sa finesse, et une quantité de prête-noms, la vigilance des téléphonistes. À celles-ci, elle s'introduisait soit en cassant le français, soit en pérlant bien, soit en bonne canadienne française, mais dès que l'abbé se trouvait au bout du fil, il lui suffisait de quatre syllabes, "Bonsoir, c'est moi" pour s'entendre dire avec un soupir d'exaspération : "Comment allez-vous Madame Bette?" Elle n'allait jamais bien. Son mari la rendait agressive. L'abbé lui coupait de plus en plus souvent la ligne au nez.
Une des patientes de mon père, atteinte de la maladie de Gilles de la Tourette, plaçait des mots inappropriés dans la conversation et il nous disait lesquels.
Je fis une recherche sur ce mal étrange et je sentis naître en moi l'obsession d'en accabler la pauvre Madame Bette. Cela mit un terme définitif à son règne sur les ondes.
*
J'écrivis mes premières pièces de théâtre au collège. La frénésie avec laquelle j'avais inventé de toutes pièces Madame Bette, je la retrouvais quand je me concentrais sur les vies essentielles des personnages que je créais.
Il y a toujours trois vies à l'intérieur de la même personne et je le savais d'instinct. Mes personnages étaient comme moi, tout compte fait: ils parlaient d'eux-mêmes en faisant bonne figure, ils révélaient certains secrets de leur vie intérieure dans des échanges plus intimes, mais ils observaient un silence profondément stoïque sur ce qu'ils étaient vraiment. À ma grande surprise cependant, ceux qui jouaient dans mes pièces, et même quelques spectateurs, découvraient ces secrets si emprisonnés au fond de mes personnages. Cela me rendait bien perplexe.
Chose certaine, la frénésie de créer des êtres qui vivraient en dehors de moi ne me redonna jamais, au théâtre, le plaisir de me métamorphoser moi-même. Quand je me sentais vivre à travers la dame qui régnait le mercredi soir sur les ondes de CKVL, je revenais si euphorique de l'expérience qu'il m'a fallu attendre l'alcool et les drogues, pour retrouver cette plénitude d'être un autre, et d'être perçu comme tel, aimé, envié, pour la richesse dont je faisais jouir cet autre.
normand chaurette